Le Nigeria est en train de laisser se créer un vide stratégique qui peut faire passer Boko Haram d’organisation terroriste à un statut quasi étatique.
L’horreur des attentats de Paris ne doit pas faire oublier le caractère mondial de la guerre lancée par l’islamisme au nom du djihad. Au Moyen-Orient, l’État islamique réagit au coup d’arrêt donné à son expansion par une fuite en avant dans la violence. La rivalité avec Al-Qaeda prend la forme d’une course à la barbarie mise en scène sur Internet et les réseaux sociaux. En Afrique, la pression d’Aqmi sur la zone sahélienne a trop longtemps éclipsé la menace de Boko Haram.
Boko Haram – littéralement « l’éducation occidentale est un péché » – est un mouvement salafiste créé par Mohamed Yusuf en 2002, dont l’objectif était à l’origine l’application de la charia. Depuis la mort de son fondateur en 2009, son successeur, Abubakar Shekau, a donné une nouvelle dimension à son organisation. Militairement, il aligne 10 000 combattants, qui se livrent à des exactions qui n’ont rien à envier à l’État islamique : enlèvements, vente et mariages forcés des jeunes filles, décapitations, attentats kamikazes, massacres de masse… Stratégiquement, au Nigeria, il a pris le contrôle de 20 des 27 gouvernements locaux de l’État de Borno et cherche à s’assurer la maîtrise des régions riches du lac Tchad ; dans le même temps, l’extension des opérations au Cameroun, au Niger et au Tchad vise à établir un lien permanent avec Aqmi et à sécuriser les voies d’approvisionnement en armes provenant de Libye. Politiquement, il revendique l’instauration d’un califat islamique en Afrique de l’Ouest.
Tout comme l’État islamique, Boko Haram s’est développé grâce à la tragique indifférence des autorités nigérianes et de la communauté internationale. Durant des années, le groupe a été considéré comme une simple secte. Ses raids, ses enlèvements et ses tueries étaient passés sous silence. Le déni de la classe politique nigériane face à la gravité de la situation, l’impuissance de l’armée et de la police, sous-équipées, sous-payées et profondément corrompues, ont ainsi laissé prospérer une organisation qui porte la responsabilité de la mort de 13 000 personnes et du déplacement forcé de 1,5 million de réfugiés. Une organisation qui constitue désormais une menace majeure pour le Nigeria comme pour l’Afrique de l’Ouest.
Pour l’heure, l’élection présidentielle du 14 février tétanise la classe politique nigériane. Le président Jonathan Goodluck, chrétien du Sud, ne veut voir dans Boko Haram que le bras armé de son principal opposant, l’ex-dictateur Muhammadu Buhari, musulman du Nord. Il refuse de faire de la menace islamiste et de la sécurité un enjeu politique. Il est allé jusqu’à annoncer le 26 octobre 2014 un prétendu cessez-le-feu et le retour des 276 filles enlevées à Chibok, ce qui s’est révélé parfaitement faux. La mobilisation des forces de sécurité pour surveiller les bureaux de vote a paradoxalement pour effet de libérer Boko Haram de toute pression.
De son côté, l’armée nigériane, qui s’est régulièrement débandée face aux combattants de Boko Haram, souffre d’un déficit de combativité, d’équipement, de renseignement et d’expertise en matière de contre-terrorisme. Et ce en dépit d’un effectif de 130 000 hommes et d’un budget de 5,8 milliards de dollars, qui fait malheureusement l’objet de détournements massifs, expliquant les pénuries chroniques de munitions et la défaillance des matériels. La faiblesse opérationnelle et l’absence de fiabilité de l’armée sont aggravées par un nationalisme sourcilleux qui mine les efforts de coopération internationale. Au plan régional, le Cameroun, le Niger et le Tchad ont perdu confiance dans la volonté et la capacité des Nigérians de combattre Boko Haram. Par ailleurs, l’armée nigériane, au nom d’une conception étriquée de son indépendance, a obtenu le retrait des drones déployés par les États-Unis.
Le constat est plus qu’alarmant. Le Nigeria est en train de laisser se créer un vide stratégique qui peut faire passer Boko Haram, comme l’État islamique, du rang d’organisation terroriste à un statut quasi étatique, adossé à la domination de vastes territoires et de populations entières, à la maîtrise de larges ressources économiques, à la constitution d’une véritable armée dotée d’armes lourdes et sophistiquées. Avec pour conséquences la guerre civile – comme en 1964 -, la balkanisation du Nigeria et la déstabilisation de l’Afrique de l’Ouest. Et ce d’autant que la première puissance économique du continent est touchée de plein fouet par la chute du prix du pétrole et la fin du supercycle des matières premières. La croissance a été ramenée de 8,6 % à 5,5 % en 2014, tandis que le secteur des hydrocarbures, qui représente 20 % du PIB, 90 % des ressources en devises et 75 % des recettes budgétaires du pays, se trouve à la veille d’une vaste restructuration.
L’heure est donc à la mobilisation avant que Boko Haram ne se transforme en un État islamique africain. De même que ce sont les musulmans qui, ultimement, doivent mettre fin à la dérive islamiste, ce sont les Nigérians qui doivent éradiquer Boko Haram ; en brisant le mur du déni ; en plaçant le rétablissement de la souveraineté nationale au cœur de l’élection du 14 février ; enfin, à l’image de la remarquable efficacité des autorités dans la lutte contre l’épidémie d’Ebola, en saisissant l’occasion de cette crise pour assainir et renforcer l’armée et la police. Un proverbe nigérian rappelle qu’ « on ne demande pas à un loup qui a faim de veiller sur le troupeau de moutons ». Mais la communauté internationale doit, elle aussi, agir : en brisant la trop longue conspiration du silence, liée au préjugé qui considère la violence extrême comme une fatalité africaine ; en apportant à l’armée nigériane un appui en matière de renseignement ; en stabilisant la Libye, qui exporte le terrorisme vers l’Afrique subsahélienne ; en ne perdant pas de vue que l’indispensable réponse militaire est un moyen au service d’une sortie de crise qui ne peut être que politique et qui repose sur la protection des minorités, la diffusion du développement et de la démocratie. Dans la guerre engagée par l’islamisme, Boko Haram ne constitue pas seulement une menace mortelle pour le Nigeria et un risque majeur pour l’Afrique ; il est aussi l’ennemi des hommes et des nations libres.
Chronique parue dans Le Point du 05 février 2015)