L’Europe est-elle devenue allemande ? Le déclin de la France et le repli du Royaume-Uni ont favorisé l’éclosion du leadership d’Angela Merkel.
Un mois après l’arrivée au pouvoir d’Alexis Tsipras, le chantage financier et politique que la Grèce a tenté d’exercer sur ses partenaires a fait long feu. L’évidence s’est imposée : la Grèce a autrement besoin de l’Allemagne et de l’Europe que l’Allemagne et l’Europe n’ont besoin de la Grèce. Athènes a dû faire valider, mardi, son programme de réformes et leur supervision par ses partenaires pour obtenir la prolongation de quatre mois de l’aide internationale sans laquelle elle courait au défaut unilatéral et à la faillite de son système bancaire. La démagogie de la campagne de Syriza s’est brisée sur le mur de la réalité. La Grèce doit rembourser en 2015 des échéances qui s’élèvent à 22,3 milliards d’euros. Les impôts ne rentrent plus depuis fin 2014 et la promesse d’Alexis Tsipras de mettre fin aux taxes et aux saisies immobilières. Le système bancaire ne peut plus compter que sur 140 milliards d’euros de dépôts après la fuite de plus de 22 milliards depuis le début janvier. La popularité de 80 % dont bénéficie le nouveau gouvernement va ainsi de pair avec une défiance ouverte envers ses compétences économiques et financières.
Enfin, trois semaines d’improvisations et de provocations – de la tentative de constituer un front de l’Europe du Sud contre l’Allemagne à la prétention de rouvrir le règlement de la Seconde Guerre mondiale effectué par les traités de 1946, 1953, 1960 et 1990, en passant par l’affirmation selon laquelle l’Italie serait en situation de défaut ou par l’alliance de revers vainement explorée avec la Russie de Vladimir Poutine – ont ruiné la sympathie dont pouvait se prévaloir Alexis Tsipras.
La Grèce s’est totalement isolée en Europe comme dans le monde. Dans l’Union, la détermination de l’Allemagne à faire respecter ses engagements par un pays qui a bénéficié de la plus importante restructuration de l’histoire du capitalisme a reçu le soutien de l’Europe du Nord, mais aussi de la Slovaquie et de la Slovénie, de l’Espagne et de l’Italie. Les États-Unis ont rapidement fait savoir qu’Athènes devait conclure au plus vite un nouvel accord avec ses partenaires. La Chine, à l’image des grands émergents, a été ulcérée par l’arrêt de la privatisation du port du Pirée.
L’accord de principe évite un défaut brutal de la Grèce qui aurait précipité sa sortie de la zone euro. A court terme, il acte l’échec d’Alexis Tsipras qui, prisonnier de son idéologie, a sous-estimé tant les faiblesses de son pays que les progrès effectués dans la gouvernance de la zone euro.
Cependant, rien n’est réglé sur le fond. Un troisième plan d’aide devra être négocié dès juin 2015. Surtout, le dilemme grec reste entier. Le problème fondamental de la Grèce n’est pas financier, lié à un manque de liquidités, mais économique, lié à un manque de compétitivité. Dès lors, il n’est que deux choix possibles.
- Le maintien dans la zone euro suppose l’ajustement. Il passe tant par l’austérité budgétaire que par un programme à long terme pour construire un appareil de production performant qui ne peut être réalisé qu’avec l’appui du FMI et de l’Union européenne. L’ajustement des comptes publics a fonctionné en Grèce, comme en Irlande ou au Portugal, puisque le déficit primaire est passé d’un déficit de 10 % du PIB à un excédent de 1,5 % du PIB. Mais son coût en termes de croissance et d’emploi a été gigantesque (chute de 25 % du PIB et montée du taux de chômage jusqu’à 27 %) faute de réformes, restées largement virtuelles en raison des lacunes de l’État de droit et d’une corruption endémique : ainsi, le cadastre continue à ne couvrir que 8 % du territoire.
- Le programme originel de Syriza consistait à relancer le traditionnel clientélisme à crédit de la classe politique hellène, à travers la réintégration de milliers de fonctionnaires et la multiplication des aides sociales. Il exclut l’austérité et les réformes indispensables pour rétablir la compétitivité de la Grèce. Son application est donc indissociable d’une sortie de l’euro et d’une dévaluation de 40 à 60 % de la nouvelle drachme. Le risque est énorme pour la Grèce, qui, en dehors du tourisme, ne dispose pas des capacités de production capables de générer un fort flux d’exportations. La sortie de la zone euro, que nul corps de principes ou de règles n’encadre, puisque la monnaie unique a été conçue pour être irréversible, serait inévitablement violente et chaotique. Avec la menace de voir la Grèce suivre la voie de l’Argentine, caractérisée par la dépression et la paupérisation de la classe moyenne, l’enchaînement des défauts et la fuite en avant dans le populisme qui pourrait déboucher sur un nouveau coup d’État militaire.
Pour l’Europe, la Grèce ne représente plus un risque systémique : sa sortie de la zone euro, voire du grand marché, est donc possible mais restera coûteuse sur le plan financier et plus encore sur le plan politique. Le défaut grec se traduirait par la perte des 240 milliards d’euros de prêts et garanties apportés par les contribuables européens. Pour l’Allemagne, le coût atteindrait 80 milliards, soit 1 000 euros par Allemand ; pour la France, il serait de 60 milliards d’euros, soit 900 euros par Français. L’ampleur du sinistre ne manquerait pas de susciter l’indignation des citoyens, de déchaîner les populismes et d’achever de discréditer les institutions européennes. Nul ne peut mesurer ou prétendre contrôler la dynamique de fragmentation qui en résultera pour la zone euro, voire pour l’Union, affaiblie par des années de crise et de déflation, écartelée par la divergence entre le Nord et le Sud, minée par l’alliance nihiliste des extrémistes de droite et de gauche. Enfin, sur le plan géopolitique, l’implosion de la Grèce créerait une zone de chaos stratégique dans le sud du continent qui pourrait être mise à profit tant par les islamistes que par les néo-impérialismes russes et ottomans pour créer une instabilité permanente.
Le pari du maintien de la Grèce dans la zone euro conserve du sens sur le plan politique. Mais il n’est soutenable sur le plan économique que si Syriza accepte de rompre avec la démagogie qui l’a portée au pouvoir pour prendre le virage des réformes, avec pour objectif de doter la Grèce d’un État de droit moderne et d’une économie compétitive. L’accord repousse la solution du dilemme grec ; il ne le tranche pas.
Chronique parue dans Le Point du 19 février 2015)