La responsabilité des entreprises vis-à-vis de leurs salariés s’étend au sein des grandes firmes américaines comme Google ou Facebook. Jusqu’où ?
Les géants américains de l’Internet investissent l’espace urbain en réinventant le paternalisme. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a décidé d’investir 200 milliards de dollars pour aménager sur plus de 80 hectares une nouvelle ville, Zeetown, dont la vocation est d’accueillir le siège de sa compagnie, de loger 10 000 collaborateurs et de leur offrir des services supérieurs à ceux offerts par San Francisco – des commerces aux loisirs en passant par l’éducation et la santé. C’est Frank Gehry, l’architecte du musée Guggenheim de Bilbao et de la Fondation Louis-Vuitton à Paris, qui supervise le projet, dont l’ambition est de se fondre dans l’environnement en construisant une « colline verdoyante » grâce à une empreinte écologique limitée par le recours massif aux nouvelles technologies et à l’énergie solaire.
Apple et Google ne sont pas en reste, qui ont annoncé la construction de nouveaux sièges, le premier en forme de vaisseau spatial, le second intégrant, dans le droit-fil de la culture du Googleplex, des courts de tennis, piscines, salles de jeux, universités et centres de santé. Cette extension de Google à Mountain View, où la société représente déjà 20 000 des 80 000 emplois existants, a été confiée à l’agence britannique Heatherwick Studio, qui créa le « Chaudron » des Jeux olympiques de Londres en 2012. Ces projets tranchent par leur gigantisme. Ils marquent aussi une rupture fondamentale dans la conception et l’organisation des entreprises. Leur responsabilité vis-à-vis des salariés ne se limite plus à leurs conditions de travail et de rémunération mais devient globale, s’élargissant à des services qui relevaient du marché – comme le logement ou les loisirs – ou de l’intervention publique – comme la formation ou la santé. Cet élargissement du périmètre des entreprises technologiques s’explique par des raisons multiples : l’explosion des coûts du logement dans la Silicon Valley et à San Francisco ; le caractère chronique des embouteillages en Californie ; les nouveaux modes d’organisation du travail de plus en plus flexibles et communautaires ; l’imbrication des activités de production, de formation et de recherche ; la montée en puissance de la culture d’entreprise et la volonté de retisser le lien social pour faire pièce à un individualisme destructeur.
Force est de constater qu’émerge un nouveau paternalisme entrepreneurial et partenarial. Il vise à accompagner les besoins des entreprises technologiques tout en répondant à la crise des classes moyennes, en stabilisant dans la durée leur emploi, leur revenu, leur logement et l’avenir de leurs enfants. D’un côté, les entreprises cherchent à fixer le plus rare, le plus précieux et le plus volatil des facteurs de production, à savoir le travail hautement qualifié, dans un contexte de renforcement de la concurrence et d’accélération des ruptures technologiques. De l’autre, les salariés se voient offrir des garanties et des services qui vont au-delà du strict lien salarial pour intégrer une partie de la vie familiale et de leur développement personnel.
Le paternalisme libéral du XXIe siècle présente des traits communs avec celui de la fin du XIXe siècle, dont le rôle dans l’histoire économique et sociale reste sous-estimé. Il entendait réagir à un triple défi : économique – la concurrence des États-Unis et des pays neufs -, technologique – la deuxième révolution industrielle -, social – la misère ouvrière. Les Schneider, les Wendel, les Michelin ou les Dumez en France, les Solvay en Belgique, les Krupp en Allemagne souhaitaient à la fois limiter les excès de la rotation du personnel, stabiliser le rapport salarial, améliorer la condition ouvrière et pacifier le climat social.
Mais il existe aussi des différences majeures. Les capitaines d’industrie de la Silicon Valley sont aux antipodes de la figure du patron de droit divin. La logique du contrôle des individus a disparu au profit de la promotion de leur autonomie. La volonté d’imposer des valeurs morales autour du travail, de la famille ou de la religion cède la place à la création d’une culture partagée au sein d’une communauté.
Les géants américains des nouvelles technologies ne résument pas le capitalisme mondial. Mais ils sont le laboratoire de l’économie et de la société numériques. Leur évolution ouvre une grande transformation historique. Les guerres et les crises du XXe siècle ont conduit au recentrage des entreprises sur la seule fonction de production, l’État prenant en charge à travers les services publics ou la protection sociale la plupart des fonctions collectives, tout en devenant le principal vecteur de la modernisation. Ce mouvement est en train de s’inverser. Les États, surdimensionnés et surendettés, se montrent incapables de gérer les séquelles des chocs du passé et a fortiori de contribuer à la construction de l’avenir. A l’inverse, les entreprises, plus agiles et adaptables, reprennent le leadership de l’innovation tout en étendant le champ de leurs responsabilités en matière sociale et environnementale. Elles réinvestissent massivement certains secteurs vitaux pour leur avenir comme le logement, l’éducation ou la formation continue. Elles inventent, face à un monde politique paralysé par son archaïsme, otage de sa démagogie, prisonnier des frontières et des dettes des États, les formes neuves du XXIe siècle, qu’il s’agisse de lien social, d’urbanisme, d’art ou d’action collective.
L’élargissement du champ d’action et des responsabilités des entreprises n’est pas sans créer de nouvelles tensions. En Californie – où elles représentent jusqu’à 27 % des emplois de la Silicon Valley -, l’opposition se fait de plus en plus vive entre les acteurs de l’économie Internet, dont les emplois, les revenus, les avantages et le statut social se renforcent, et le reste de la population. La ville de Mountain View en constitue une illustration, qui se divise désormais entre partisans et adversaires de Google – dont les salariés disposeront bientôt de la majorité électorale.
Les mégaprojets urbains de Facebook et Google prouvent une nouvelle fois que la révolution des technologies de l’information touche non seulement tous les secteurs de l’économie – y compris les villes connectées où vivront 60 % des 9,5 milliards d’hommes qui habiteront la planète en 2050 -, mais aussi l’organisation des entreprises et de la société. Beaucoup d’hommes partagent aujourd’hui la conviction qu’ils participent plus efficacement à l’invention de l’avenir en s’investissant dans le secteur privé. Chacun doit se féliciter de la rupture avec une conception étroite de l’entreprise, limitée à ses comptes ou à ses actionnaires, et de la réhabilitation de sa complexité. Mais nul ne doit conclure à la marginalisation ou à la fin du politique dans un moment où les risques intérieurs et les menaces extérieures qui pèsent sur la démocratie remontent en flèche. La redéfinition de l’entreprise à l’âge du capitalisme universel et de l’économie numérique doit avoir pour pendant la réinvention de la politique, sauf à faire courir à la liberté un péril mortel
Chronique parue dans Le Point du 05 mars 2015)