Les puissances émergentes s’engouffrent dans le vide laissé par les États-Unis. Mais devant la montée des périls, les démocraties ferment les yeux.
La mondialisation est entrée dans une nouvelle phase de turbulences. La grande crise de 2007 a affaibli les forces d’intégration liées à l’universalisation du capitalisme. Les technologies de l’information bouleversent la hiérarchie des entreprises et des nations. Enfin, les risques stratégiques effectuent un retour en force, avec la libération des passions impériales et du fanatisme religieux. La planète se polarise autour de blocs géographiques mais aussi de la capacité des continents et des États à s’adapter à cette nouvelle donne. Elle se caractérise par la fin du leadership américain, le renouveau des empires et la multiplication des zones de chaos qui laissent le champ libre à la violence.
Barack Obama a donné la priorité à la reprise économique et au désengagement des guerres perdues d’Irak et d’Afghanistan. Les États-Unis ont restauré leur compétitivité grâce au relèvement de la productivité du travail, à la restructuration du secteur financier, à la révolution des hydrocarbures non conventionnels et à leur domination sans partage de l’économie numérique. Mais la stratégie du basculement vers l’Asie a échoué faute de moyens diplomatiques et militaires suffisants et a été prise à contrepied par le réveil de l’impérialisme russe et l’implosion du Moyen-Orient. Elle se réduit pour l’heure à un désengagement systématique qui fragilise les alliances et ouvre de vastes espaces aux empires renaissants comme aux djihadistes.
Les États-Unis assurent la protection de leur territoire et restent la seule puissance globale. Mais c’est une puissance qui ne garantit plus la sécurité de ses alliés. Les nouveaux empires se sont engouffrés dans ce vide en Asie, en Europe et au Moyen-Orient :
- La Chine de Xi Jinping a pour ambition lointaine de prendre le pas sur les Etats-Unis et pour ambition immédiate de s’assurer du leadership de l’Asie. Sa stratégie se déploie autour de trois piliers : la réforme économique pour conforter sa position de première puissance en termes de parité de pouvoir d’achat ; la préservation de la stabilité intérieure et du monopole du pouvoir du Parti communiste, ce qui se traduit par un net durcissement idéologique ; la mise à profit du trou d’air des Etats-Unis pour assurer son emprise sur l’Asie en mariant les menaces militaires à l’appui de ses revendications territoriales en mer de Chine.
- La « Nouvelle Russie » de Vladimir Poutine entend réunifier sous le contrôle de Moscou les territoires et les peuples russophones et orthodoxes, quitte à sacrifier à son projet impérial sa population, son développement et la normalisation de son statut international.
- L’Iran de l’ayatollah Ali Khamenei a mis à profit la déstabilisation du Moyen-Orient puis les révolutions du monde arabo-musulman pour construire un vaste chiistan avec pour points d’appui Bagdad, Damas, Sanaa, Beyrouth et Gaza.
- La Turquie de Recep Erdogan poursuit sa dérive autoritaire et islamique tout en prétendant renouer avec ses racines ottomanes en la coupant de l’Occident.
Le reflux des États-Unis et la montée des puissances impériales multiplient les Etats effondrés et les zones de chaos, au Moyen-Orient mais aussi en Afrique, de la Libye au Mali en passant par la Centrafrique. Cette dynamique pourrait demain s’étendre au Nigeria, si Boko Haram n’est pas rapidement vaincu, mais aussi au Venezuela, acculé à la faillite par Nicolas Maduro, voire à la Grèce si la démagogie d’Alexis Tsipras… devait aboutir à la faire sortir de la zone euro et de l’UE. Face à cette montée des risques et du chaos, le système du XXIe siècle ne dispose ni de la réassurance par une superpuissance ni d’institutions et de règles partagées au sein de la communauté internationale. Les valeurs et les cultures n’ont jamais été aussi hétérogènes, voire antagonistes. Les empires renaissants ne sont pas des démocraties et récusent l’ordre de l’après-Guerre froide. Cela explique l’impuissance chronique de l’Onu et l’échec de toutes les négociations multilatérales depuis 2000, du désarmement au climat en passant par le commerce ou la monnaie.
D’où la remontée en flèche des risques et des guerres. Jamais, depuis la fin des années 70, le système international n’a accumulé autant de tensions. L’Asie, avec la poussée de la Chine pour contrôler l’accès au Pacifique et encercler l’Inde avec le collier de perles de ses points d’appui dans l’océan Indien. L’Europe, avec la remise en question de sa sécurité et de l’ordre de l’après-guerre froide par Moscou. Le Moyen-Orient, avec la multiplication des guerres civiles (Irak, Syrie, Yémen), l’engagement d’une guerre de trente ans entre sunnites et chiites et l’installation de l’État islamique. En dépit des frappes de la coalition, l’EI s’affirme comme une réalité politique et stratégique.
Pourtant, comme dans les années 30, les démocraties communient dans l’angélisme et dans le déni des périls qui les visent, cultivant leurs divisions au lieu de s’unir pour faire face à leurs ennemis. Leur seul point commun consiste à créer un vaste vide stratégique autour des nations libres. Les États-Unis poursuivent leur désengagement, minent leurs alliances et dé stabilisent leurs alliés. L’Europe cède à la tentation de la désintégration – qui s’incarne dans le Brexit et le Grexit –, poursuit son désarmement unilatéral et s’enferre dans un pacifisme suicidaire au moment où disparaît la garantie de sécurité américaine.
Il est grand temps que les citoyens des démocraties prennent conscience que la paix, la liberté et la prospérité ne sont nullement acquises au XXIe siècle. Elles sont contestées par les nouveaux empires, par nombre des puissances du Sud qui veulent prendre leur revanche sur les anciennes métropoles coloniales, par les djihadistes. Si la démocratie n’est pas défendue, elle s’effondrera. Or sa défense ne peut être seulement confiée aux institutions ou aux normes, mais repose au premier chef sur l’engagement des citoyens. La mise en garde de Thucydide dans l’ « Histoire de la guerre du Péloponnèse » reste parfaitement actuelle : « Se reposer ou être libre : il faut choisir »
(Chronique parue dans Le Point du 04 juin 2015)