Il est urgent de stopper l’offensive de l’État islamique dans le pays. Mais la réponse ne peut se cantonner à la dimension militaire.
Le 12 mai 1943, la capitulation de l’Afrika Korps mettait fin à l’intervention en Syrie, décidée en 1941 par Hitler pour voler au secours des troupes de Mussolini pressées par les forces britanniques. La défaite de Rommel en Afrique du Nord, survenue après le désastre de Stalingrad, marqua un tournant dans la Seconde Guerre mondiale, annonçant l’effondrement de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie.
Aujourd’hui, le front libyen est de nouveau en passe de prendre une importance stratégique dans la lutte contre l’État islamique, qui a constitué, autour de Syrte et de Benghazi, la plus dangereuse de ses huit « provinces ». Les djihadistes entendent conquérir en Libye le terrain perdu en Syrie et en Irak du fait de la montée en puissance des frappes de la coalition, de l’attrition des ressources dégagées par le trafic de pétrole, de la diminution du nombre de combattants – passé de 31 500 à 25 000.
En quelques mois, l’État islamique a concentré 6 500 hommes en Libye, venus principalement de Tunisie et du Moyen-Orient, pris le contrôle de Syrte et Sabratha ainsi que de 150 kilomètres de côtes situées en face de l’Italie. La méthode utilisée reproduit celle mise en œuvre en Irak et en Syrie : infiltration de djihadistes, emprise sur la population et occupation du territoire, institutionnalisation de la terreur, mainmise sur l’infrastructure économique et financière, mise en place d’une organisation paraétatique et expansion territoriale.
La poussée de l’État islamique en Libye trouve son origine dans l’impréparation et l’inachèvement de l’intervention militaire occidentale de 2011 pilotée par la France. La liquidation du colonel Kadhafi et de son régime n’a pas débouché sur la transition démocratique mais sur l’anarchie. L’EI, comme en Irak, s’est engouffré dans le vide créé par l’effondrement de toute forme d’autorité publique, l’exacerbation des guerres tribales et religieuses et de la violence de tous contre tous.
La prise de contrôle de la Cyrénaïque par l’État islamique serait catastrophique. Le chaos libyen constitue l’une des raisons majeures de la déstabilisation du Sahel et s’affirme comme un maillon décisif de l’arc terroriste qui court de l’Afghanistan au Nigeria. Le Sud libyen sert en effet de carrefour aux flux d’armes et de djihadistes mais aussi aux trafics de cigarettes, de drogue et d’êtres humains. La Libye, qui joue déjà un rôle clé dans l’exil des Africains vers l’Europe, pourrait devenir la plaque tournante de migrations de masse vers les pays du sud de notre continent. Surtout, l’Ouest libyen se transformerait en base arrière pour exporter la terreur dans tout le Maghreb, mais aussi en Europe du fait de la proximité de l’Italie. De la Somalie à la Mauritanie, il ne manque ni d’hommes jeunes, oisifs, radicalisés, rêvant d’aventures violentes, ni de chefs militaires aguerris. Le bombardement américain sur Sabratha, qui a tué une cinquantaine de djihadistes, visait ainsi à prévenir une vague imminente d’attentats en Tunisie.
Aussi est-il vital pour les démocraties occidentales comme pour les États voisins (Tunisie, Algérie, Niger, Tchad et Egypte) de ne pas rééditer l’erreur commise en Irak, où l’indifférence des États-Unis et la duplicité des puissances sunnites – Arabie saoudite et Turquie – ont favorisé la chute de Mossoul en juin 2014. Le développement de l’État islamique en Libye doit être stoppé pendant qu’il en est temps. Et ce en profitant de plusieurs facteurs favorables : le caractère récent et fragile de l’implantation des djihadistes, la préservation pour l’heure hors de leurs mains des exploitations pétrolières, l’existence de certaines milices et de l’Armée nationale libyenne (ANL) du général Haftar violemment opposées à l’EI ; le consensus des États voisins pour une intervention rapide, sous la seule réserve de l’Algérie.
Il ne fait pas de doute que l’intense activité de renseignement déployée en Libye par les États-Unis – où le Pentagone presse Barack Obama d’agir –, par la France et le Royaume-Uni, comme la présence sur zone du porte-avions « Charles-de-Gaulle », annonce une prochaine campagne de frappes afin de mettre un coup d’arrêt à l’État islamique. Pour notre pays, la réouverture du front libyen souligne une nouvelle fois le sur-engagement des armées françaises, le dangereux sous-dimensionnement des forces, notamment dans le domaine aérien, et l’urgente nécessité de réarmer. Mais la réponse peut moins que jamais se cantonner à la dimension militaire. Elle doit comporter la dimension globale qui a fait défaut en 2011.
L’inévitable intervention militaire en Libye doit obéir à des conditions strictes. Sur le plan politique, elle a pour préalable la formation d’un gouvernement de réconciliation nationale : son principe a été posé par l’accord de Skhirat, signé le 17 décembre 2015, dont l’application reste cependant suspendue au vote des deux Parlements de Tripoli et de Tobrouk, qui s’opposent notamment sur la place de l’ANL du général Haftar. Sur le plan diplomatique, il est indispensable de disposer d’un mandat clair de l’Onu – ce qui implique d’obtenir le soutien de la Russie – et de réaliser l’alignement des puissances régionales, y compris l’Algérie. Sur le plan militaire, il faudra coordonner efficacement les frappes aériennes, la maîtrise des espaces maritimes et côtiers, la surveillance des frontières terrestres, l’action au sol, en concertation notamment avec les troupes du général Haftar, qui viennent de reprendre le contrôle de Benghazi. Sur le plan stratégique, il est fondamental d’articuler l’éradication des djihadistes avec la reconstruction de l’État libyen, le retour à la paix civile et le soutien au développement économique.
La Libye a enterré l’Afrika Korps et la volonté de Hitler d’ouvrir un nouveau front contre les Alliés pour les détourner de l’Europe. Elle peut devenir le cimetière de l’État islamique, en annihilant sa stratégie d’expansion de la terreur vers l’Afrique du Nord et l’Europe. Pour cela, elle doit être le laboratoire d’une nouvelle stratégie de lutte contre le terrorisme, cohérente, globale et inscrite dans la longue durée.
(Chronique parue dans Le Point du 03 mars 2016)