Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de l’Europe a été placée sous le signe de son intégration. Cette dynamique menace de s’inverser.
L’Europe, du fait du blocage de ses institutions et du manque de leadership politique, peine à gérer les risques qui pèsent sur le continent et à devenir un acteur de la mondialisation. Pire, de vecteur de paix et de prospérité, elle est devenue, aux côtés du chômage et de la xénophobie, le principal fourrier du populisme.
Deux pays symbolisent ce retournement. Le premier est la Grèce, qui ne représente que 2 % du PIB de la zone euro, mais dont le défaut, venant d’un pays développé, est historique. Sa sortie de la zone euro semble inéluctable compte tenu de la désintégration de son économie et de son système bancaire, et plus encore du refus des réformes indispensables pour construire un appareil de production performant et un État moderne. Le second est le Royaume-Uni de Grande-Bretagne, qui pourrait se voir réduit au Royaume désuni d’Angleterre lors de sa sortie de l’Union européenne du fait de l’indépendance de l’Écosse. Les conséquences seraient désastreuses pour Albion et la City, mais tout autant pour l’Union, amputée de sa seconde puissance, d’une place financière majeure, d’un membre permanent du Conseil de sécurité, d’une diplomatie planétaire et du seul système de défense crédible sur le continent avec celui de la France.
Le Grexit et le Brexit ont en commun la dynamique de la fragmentation, l’affaiblissement des États et des institutions démocratiques, la propagation des doutes identitaires qui ouvrent de vastes espaces aux démagogues. Ils illustrent la gravité des problèmes de l’Europe et son incapacité à les résoudre. Longtemps, il a été affirmé que l’Europe ne progressait que par la crise. Aujourd’hui, l’Europe est menacée de disparaître du fait du cumul des crises. Crise migratoire, avec l’arrivée par mer de 137.000 personnes depuis le début de 2015. Crise économique mêlant le sous-investissement, le chômage de masse et le surendettement. Crise politique avec la montée des populismes qui font converger l’hypernationalisme et l’hypersocialisme. Crise stratégique avec la tétanie face à la brutale ascension des périls intérieurs et extérieurs : terrorisme islamique ; implosion du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ; réveil des empires russe, ottoman et perse.
Force est de constater que l’Europe est aujourd’hui aspirée par le vide. Elle n’a ni projet ni vision. Elle ne s’incarne pas plus dans une Commission impotente et irresponsable que dans des chefs d’État et de gouvernement obsédés par la défense d’intérêts nationaux de très court terme. Le couple franco-allemand en est exemplaire, réduit à l’impuissance par une Allemagne qui se trouve en position d’exercer seule le leadership du continent sans en avoir la volonté et l’expertise, et une France qui continue à prétendre diriger alors qu’elle a perdu toute crédibilité du fait de son déclin économique et social.
Pourtant, la dérive de l’Europe n’a rien d’inéluctable et reste paradoxale. Elle résulte tout entière de son effondrement politique et moral. Or le XXIe siècle devrait marquer son renouveau après les guerres suicidaires du XXe siècle. Car notre continent regorge d’atouts dans la mondialisation. Un formidable capital humain, des pôles d’excellence reconnus dans tous les secteurs d’activité, des capitaux et un immense patrimoine matériel et immatériel. Une capacité à réformer dont témoignent la modernisation à marche forcée des institutions de la zone euro depuis 2010 comme l’ampleur et la rapidité de l’ajustement réalisé par l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande. Les acquis de six décennies d’intégration, du grand marché à la paix en passant par l’État de droit. Enfin, sous les populismes, l’enracinement de l’Europe dans le cœur des peuples qui explique tant la stratégie coopérative poursuivie par l’Allemagne que les efforts acceptés par l’Europe du Sud.
En 1935, à Vienne, devant la montée du nazisme, Husserl concluait en ces termes sa réflexion sur la situation de l’Europe des années 1930 : « La crise de l’humanité européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe devenue étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe grâce à un héroïsme de la raison. Le plus grand danger pour l’Europe, c’est la lassitude. » Cessons d’être las de l’Europe, construisons-la. Retrouvons le courage d’opposer aux démagogues et aux fanatiques l’héroïsme de la raison.
(Chronique parue dans Le Figaro du 06 juillet 2015)