Le déclin et l’éclatement de l’Occident sont indissociables de la crise de l’État de droit. Et la résolution de cette crise est, au même titre que le réarmement de l’Europe, une des conditions nécessaires pour la survie de la liberté politique au XXIe siècle.
L’État de droit est l’enfant des Lumières, au croisement des trois révolutions, anglaise – avec l’habeas corpus -, américaine – avec la Constitution et la séparation des pouvoirs – et française – avec la souveraineté nationale et l’universalité des droits de l’homme. Il a créé les conditions de la paix civile au sein des nations, permettant l’émergence de la société démocratique, de l’économie de marché puis des États-providence. Au plan international, les guerres mondiales du XXe siècle, marquées par l’immensité des pertes humaines et matérielles, ponctuées par la faillite morale inouïe de la Shoah, débouchèrent en 1945 sur la construction d’un ordre international visant à fonder la paix et la prospérité sur le droit.
Ces illusions furent balayées par les attentats du 11 septembre 2001, le krach de 2008, la pandémie de Covid, l’invasion de l’Ukraine par la Russie puis la guerre de Gaza. Une grande confrontation a été engagée par les empires autoritaires contre les démocraties et l’État de droit est mis en accusation comme s’opposant à la volonté et aux besoins des peuples. Sa suspension se trouve ainsi au cœur du modèle de démocratie illibérale inventé par Viktor Orban, puis exporté en Slovaquie, en Pologne avec le PiS et désormais aux États-Unis.
Donald Trump a formidablement accéléré la remise en cause de l’État de droit. Il a repris à son compte la formule prêtée à Napoléon Bonaparte selon laquelle « celui qui sauve son pays ne viole aucune loi ». Il revendique la toute-puissance de l’exécutif, récusant la séparation des pouvoirs et le jeu des « checks and balances ». Il contourne systématiquement le Congrès et le pouvoir judiciaire, refusant d’appliquer les décisions de justice sur les fermetures d’agences, les licenciements de fonctionnaires ou les expulsions d’immigrés.
Dans le même temps, Donald Trump a non seulement renversé les alliances des États-Unis en s’alignant sur la Russie pour désigner l’Europe comme un adversaire, mais aussi dynamité l’ordre international de 1945. Il partage avec les empires autoritaires l’ambition de refonder le système international autour de zones d’influence impériales, revendique le primat de la force sur le droit, nie l’existence de biens communs de l’humanité et récuse le multilatéralisme au profit des rapports de puissance, sans écarter de recourir aux armes pour réaliser son projet de grande Amérique, du Panama au pôle.
Pour l’Europe, le choc est existentiel. Elle s’est reconstruite et intégrée, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec l’aide et la protection des États-Unis, autour du renoncement à la puissance et d’une paix fondée sur le droit et le commerce. Après la chute de l’URSS, elle a prétendu en faire un modèle universel, en s’érigeant en législateur mondial, notamment dans le domaine numérique. Aujourd’hui, elle se découvre prise en tenailles entre les États-Unis et la Russie, qui s’accordent pour l’ériger en ennemie, communient dans la dénonciation de l’État de droit assimilé à l’impuissance et à la décadence, soutiennent les partis extrémistes qui entendent l’abattre au plan national comme au plan européen.
Les critiques adressées à l’État de droit comportent une part de vérité. Le rêve européen d’une abolition de la puissance et des rapports de force au profit d’une régulation universelle par le droit se réduit à une grande illusion. Et la tentative d’élever l’État de droit au statut de religion et non plus de simple institution s’est révélée désastreuse. Désastre juridique, avec un foisonnement des lois qui tue les lois et l’éviction des lois nécessaires par les lois inutiles. Désastre sécuritaire, avec la sortie de tout contrôle de la violence et la perte par l’État de son monopole de l’exercice de la violence légitime face au terrorisme islamiste, aux groupes criminels et même aux bandes. Désastre économique, avec la décroissance installée par le monstre bureaucratique du « Green Deal » et l’instauration d’un principe de responsabilité illimitée des entreprises. Désastre industriel et technologique, avec l’éradication de la production et de l’innovation. Désastre stratégique, avec la création d’une dépendance structurelle vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Désastre politique, avec la paralysie des institutions et l’encouragement des populismes. Désastre intellectuel et moral, avec la perte de sens de l’État de droit qui, corrompu en gouvernement des juges, protège la violence et ses auteurs pour se retourner contre l’ordre public, l’État et les citoyens.
Le déclin et l’éclatement de l’Occident sont ainsi indissociables de la crise de l’État de droit. Et la résolution de cette crise est, au même titre que le réarmement de l’Europe, une des conditions nécessaires pour la survie de la liberté politique au XXIe siècle.
Friedrich Nietzsche soulignait à raison que « celui qui combat des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même ». Dans les années 1930, la suppression de l’État de droit fut le point de bascule qui transforma les démocraties en régimes totalitaires, notamment en Italie et en Allemagne. Aujourd’hui, la démocratie illibérale est un leurre : elle liquide effectivement les libertés mais n’a rien de démocratique. Il n’est pas de démocratie sans État de droit et toutes les expériences de pouvoir absolu s’achèvent par des catastrophes, ce que les États-Unis éprouvent à leur tour avec la volonté de toute-puissance de Donald Trump.
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Chronique parue dans Le Figaro du 24 mars 2025