Accusé de pessimisme olympique, Nicolas Baverez répond à Michel Richard : la réussite des Jeux olympiques doit être une inspiration pour traiter les pathologies de la France.
Cher Michel Richard,
Fidèle à votre éthique du journalisme et à votre engagement envers les lecteurs du Point, vous estimez à juste titre qu’il n’existe pas de trêve olympique pour l’actualité, son analyse et sa compréhension. Ainsi vous emparez-vous des Jeux olympiques de Paris 2024 pour jouer le match retour de notre controverse de l’été dernier sur la situation de la France et le bilan de l’action d’Emmanuel Macron.
En vous appuyant notamment sur l’éditorial daté du 7 juillet 2024, qui s’interrogeait sur les risques pesant sur leur organisation, vous vous saisissez du succès incontestable des JO de Paris pour moquer mon pessimisme, mon inclination à prédire le pire, l’exagération des menaces qui pèsent sur notre pays comme des tensions internationales.
S’il faut attendre la fin des Jeux paralympiques pour dresser un premier bilan et si les retombées définitives des Jeux, comme le montre Londres, ne seront connues qu’à l’horizon d’une décennie, il ne fait pas de doute que la quinzaine olympique se conclut par une réussite éclatante. Après les Jeux de Tokyo de 2021, sous bulle et sans spectateurs du fait de la pandémie de Covid, Paris 2024 a marqué la réconciliation entre le sport de très haut niveau et la fête populaire. Le pari audacieux de Jeux au cœur de la ville, écologiques et innovants a été gagné haut la main.
Oui, la France a gagné son pari
En dépit d’une météo apocalyptique, la cérémonie d’ouverture a fait rêver les spectateurs du monde entier tout en enthousiasmant les athlètes. L’organisation et la logistique se sont révélées efficaces et accueillantes. La fête et la ferveur ont été au rendez-vous : les visiteurs ont découvert Paris sous un visage hospitalier, ouvert, convivial et joyeux qu’on ne lui connaissait plus, même si la propreté de la capitale reste aussi précaire que celle des eaux de la Seine. La mobilisation de 35 000 gendarmes et policiers et de 18 000 soldats dans le cadre de l’opération Sentinelle a permis de maîtriser les risques terroristes et de limiter la délinquance. Les transports en commun ont fonctionné avec une qualité de service inconnue.
Les lieux de patrimoine ont été mis en valeur : beach-volley à la tour Eiffel, judo et lutte au Champ-de-Mars ; marathon aux Invalides ; basket 3×3, vélo BMX et skateboard à la Concorde ; escrime et taekwondo au Grand Palais ; vélo en ligne au Sacré-Cœur ; équitation au château de Versailles ; triathlon dans la Seine, même si ce fut in extremis et non sans risques pour les concurrents – a produit un spectacle et une émotion uniques, qui ont porté athlètes et public. Le couplage du sport olympique et de masse avec le Marathon pour tous, couru par plus de 20 000 participants et 600 000 inscrits connectés, fut original et plébiscité.
Il faut se réjouir sans réserve de cette France qui vibre, rayonne et gagne, et féliciter tous ceux qui ont contribué à la réussite des JO de Paris, des organisateurs aux athlètes en passant par les bénévoles et les spectateurs. Remet-elle pour autant en question les alertes sur leur organisation, le constat du décrochage de notre pays et l’incapacité de ses dirigeants à y répondre ?
Les JO demeurent une parenthèse enchantée
Vous pointez à raison, cher Michel Richard, les risques du commentaire de l’actualité et de la prévision, a fortiori dans une période de grands bouleversements historiques. Ils sont indissociables de la possibilité de l’erreur, que j’assume pleinement. Mais vous ignorez l’autre danger, qui est celui de l’anachronisme, dont Lucien Febvre rappelait qu’il est « le péché des péchés pour l’historien ». L’éditorial intitulé « Jeux interdits » fut écrit après le premier tour des élections législatives, largement remporté par le RN dans la continuité de sa victoire lors du scrutin européen, et avant le second tour qui vit un renversement aussi inattendu et spectaculaire que réconfortant de la part des Français. Nul ne peut contester que le déroulement et l’image de JO de Paris auraient été radicalement différents s’ils avaient été présidés par un gouvernement dirigé par Jordan Bardella, qui aurait de fait transformé la fête en enterrement.
De même, il reste exact qu’Emmanuel Macron, en choisissant de dissoudre l’Assemblée nationale à la veille des Jeux, a joué à pile ou face leur tenue comme l’avenir de notre pays. Si tout s’est bien passé, la gestion d’un évènement planétaire comme les Jeux olympiques par un gouvernement démissionnaire relève de l’extravagance. Enfin les risques sur les transports et la sécurité ont été maîtrisés, mais n’étaient ni virtuels ni exagérés. En témoignent l’annulation des concerts de Taylor Swift en Autriche, à la suite de projets d’attentats islamistes déjoués sur le fil, comme le sabotage du réseau TGV, qui fut contrecarré par la mobilisation remarquable des équipes de la SNCF, mais qui a prouvé la vulnérabilité des infrastructures critiques pour les Jeux.
Au-delà de la surface de l’évènement et des émotions instantanées, venons-en au fond. Les JO de Paris 2024 demeurent une parenthèse enchantée pour notre pays comme pour le monde. Il est aussi important de la savourer, de la partager et de la célébrer que de ne pas céder à l’illusion qu’elle reflète la réalité de notre temps.
En guise de trêve olympique, l’été 2024 est marqué par une escalade de la violence en Ukraine, où la guerre s’étend désormais au territoire russe avec l’incursion des troupes de Kiev dans la région de Koursk ; au Moyen-Orient, où la diplomatie contient de plus en plus difficilement le risque d’un embrasement ; au Sahel, dont les djihadistes, forts d’un armement modernisé qui intègre des drones, prennent le contrôle ; au Venezuela, où Nicolas Maduro déchaîne la répression pour surmonter sa défaite avérée à l’élection présidentielle ; et jusqu’au Royaume-Uni, balayé par des émeutes racistes. Les JO de Paris 2024 n’ont enrayé ni la montée des tensions internationales, ni les menaces des empires autoritaires sur les démocraties, ni la désintégration de la mondialisation et de l’ordre mondial, ni l’ébranlement des nations libres sous la pression des autocrates et des populistes, dont Donald Trump est la figure de proue.
Des Jeux riches d’enseignements
Le miracle des JO de Paris ne résout pas davantage la crise existentielle de la France, comme le rappelle la Coupe du monde de football en 1998, qui vit le mythe de la France black-blanc-beur se fracasser sur les émeutes urbaines et sur l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Une fois transmise la flamme olympique à Los Angeles, notre économie demeure à l’arrêt, nos finances publiques en faillite avec une dette insoutenable, notre société rongée par la paupérisation, le déclassement et l’insécurité, notre démocratie minée par l’extrémisme, notre pays marginalisé dans une Europe qui se construit désormais sans la France. Et face à cette tourmente se posent pour la première fois depuis 1958, du fait de la dissolution – dont chaque jour démontre un peu plus l’irresponsabilité –, les questions lancinantes de la gouvernabilité du pays, du fonctionnement de l’État et de la capacité des institutions de la Ve République de répondre à ce choc qui leur est infligé par celui qui est censé être leur garant.
Si elle ne peut masquer les pathologies d’une planète en voie d’ensauvagement et d’une France devenue l’homme malade de l’Europe, la réussite des JO de Paris peut cependant devenir une source d’inspiration pour les traiter.
Les 10 500 athlètes qui ont rivalisé pacifiquement, représentant 204 nations, auxquelles s’ajoutent l’équipe des réfugiés et les athlètes neutres, tout comme les millions de spectateurs, ont communié dans l’esprit olympique, défini par Pierre de Coubertin à partir des valeurs universelles de la République, notamment la fraternité. Ils ont souligné qu’il ne dépendait que des hommes du XXIe siècle de tirer les leçons des tragédies du XXe siècle pour se détourner de la violence et coopérer pour maîtriser les risques planétaires qui pèsent sur l’humanité.
Pour les Français également, les Jeux de Paris sont riches d’enseignements. Et ce, d’autant que les bénéfices de long terme pour l’économie, les infrastructures, l’équilibre des territoires et l’attractivité de notre pays dépendront largement d’actions de long terme qui devront être poursuivies au cours de la prochaine décennie.
Le succès des Jeux n’a été ni immédiat ni facile ; il a été fondé, à l’image du plan Monnet de 1946, sur plusieurs années de travail en commun et d’alignement de toutes les parties prenantes autour d’un objectif commun. Cette méthode qui a fait la preuve de son efficacité devrait être pérennisée. La quinzaine olympique a aussi fait la démonstration qu’il était possible d’assurer une organisation parfaite et un haut degré de qualité des services publics, notamment en matière de transport et de sécurité.
Il reste à l’État à offrir aux citoyens dans leur vie quotidienne les mêmes concours dont ont bénéficié les spectateurs des Jeux, quitte à lever le tabou sur leur véritable coût. De même, les grands chantiers et la logistique des Jeux n’ont pu fonctionner que grâce à de multiples dérogations aux normes fiscales, sociales, urbanistiques et environnementales, ce qui invite à alléger enfin le carcan de taxes et de réglementations qui étouffe l’économie et la société françaises.
Comment la France a basculé
Le plus important demeure l’état d’esprit olympique qui a soufflé sur la France et qui l’a fait basculer en quelques jours du repli à l’ouverture, du ressentiment à la joie, de la colère à la mobilisation, de l’affrontement à l’union. La cinquième place obtenue au classement des médailles démontre que les Français peuvent exceller quand ils acceptent de rivaliser avec les autres nations. Le travail, l’exigence, la compétition, la responsabilité individuelle des succès comme des échecs n’ont pas de raison de rester le monopole du sport : ils ont vocation à être réintégrés dans le fonctionnement de l’économie, de la société et de l’État. Et ce, d’autant que les Jeux prouvent qu’ils sont les meilleurs vecteurs de l’intégration et de l’inclusion.
Rassemblons-nous, engageons-nous et travaillons.
Enfin, Paris 2024 a rappelé que la France peut être grande quand les Français s’unissent et s’engagent. Thierry Henry, le 8 août, à la veille de la finale du tournoi de football, a tout dit en affirmant : « On a un beau pays. Quand on décide d’être ensemble, on est inarrêtables. » Le propos sonne très juste, même si le superbe parcours de l’équipe de France de football a été stoppé par celle d’Espagne au sommet de son art. Quand elle est unie autour de son histoire et de ses principes, la France ne gagne pas à tous les coups, mais elle peut faire partie des vainqueurs tout en faisant vivre une conception originale de la liberté et de la souveraineté qui peut parler au monde et aider à désarmer la violence.
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Chronique parue dans Le Point du 13 août 2024