La visite d’État qu’effectue Emmanuel Macron en Allemagne, la première depuis Jacques Chirac en 2000, est marquée par les célébrations rituelles de l’amitié franco-allemande. Pourtant, les relations entre Paris et Berlin n’ont jamais été aussi dégradées depuis la réconciliation orchestrée par le général de Gaulle et Konrad Adenauer. L’incompréhension qui va jusqu’à l’exaspération entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz redouble le foisonnement des contentieux sur l’énergie, l’immigration, l’endettement de l’Union, le soutien à l’Ukraine, la relation à la Chine, la défense de l’Europe et son élargissement. L’affaissement économique de la France, qui n’est plus que le quatrième partenaire de Berlin après la Chine, les États-Unis et les Pays-Bas, achève de conforter la prise de distance entre les deux pays.
Simultanément, l’Allemagne traverse une crise existentielle qui la plonge en plein désarroi. Alors qu’elle était un havre de stabilité et s’était affirmée comme le leader incontesté de l’Union, elle semble un bateau ivre face à la multiplication des chocs, cumulant stagnation économique, colère agricole, vague de grèves, peur du déclassement, poussée de l’extrême droite, discrédit diplomatique, impuissance militaire du fait de décennies de sous-investissement. L’opinion paraît lasse, désorientée, tétanisée devant la disparition de la croissance, l’échec de la transition climatique, la montée de l’immigration et de l’insécurité, le risque d’escalade avec la Russie.
Par un étonnant paradoxe, l’économie allemande, devenue la troisième du monde du fait de la décroissance du Japon, est aujourd’hui en panne au point de plomber l’Europe. Après une récession de 0,3 % en 2023, l’activité ne progressera que de 0,1 % en 2024, contaminant la zone euro (+ 0,8 %) en dépit du dynamisme de l’Europe du Sud. L’inflation résiste et s’est élevée à 5,9 % en 2023. La transition écologique patine, en dépit des gigantesques investissements dans les énergies renouvelables, avec des émissions de 673 millions de tonnes de carbone contre 297 pour la France, du fait du recours massif au charbon qui assure 26 % de la production d’électricité.
La posture internationale de l’Allemagne est tout aussi fragilisée. La stratégie entendant fonder la paix sur le commerce et la corruption des autocrates a été prise à contrepied par la guerre d’Ukraine. La dépendance au gaz russe, symbolisée par Nord Stream 2 et l’attribution à Gazprom de 25 % des capacités de stockage en Allemagne, s’est révélée suicidaire. Le modèle mercantiliste associant l’énergie russe, le travail à bas coût d’Europe orientale et les exportations vers les Brics – Chine en tête – a implosé. La transition écologique à marche forcée imposée à l’Union à travers le « Green Deal » a provoqué la révolte des agriculteurs et déchaîné la montée de l’extrême droite. Le sous-financement chronique de la défense (1 % à 1,5 % du PIB) et l’externalisation de la sécurité aux États-Unis et à l’Otan laisse le pays et l’Europe désarmés face à la menace existentielle de la Russie et au risque de retrait des États-Unis du continent en cas d’élection de Donald Trump.
L’Allemagne ne connaît pas un trou d’air mais un décrochage structurel lié à son hiver démographique (1,46 enfant par femme), à la chute de sa compétitivité du fait de la hausse des prix de l’énergie, des salaires et des taux d’intérêt, à la montée des tensions internationales qui annihile sa posture diplomatique et stratégique ancrée dans une mondialisation défunte.
Face à ces défis, le système politique allemand se trouve paralysé par la faiblesse du leadership d’Olaf Scholz comme par les divisions de sa coalition. À la suite de l’invasion de l’Ukraine, le chancelier a évoqué un changement d’ère (Zeitenwende), mais s’est révélé incapable d’imaginer et d’incarner un nouveau modèle allemand. La sanctuarisation du frein à l’endettement qui limite le déficit annuel à 0,35 % du PIB et la condamnation du recours aux fonds spéciaux par la Cour de Karlsruhe (29 fonds financés par 900 milliards d’emprunts) bloquent les politiques publiques. Aucune ligne claire n’a été tracée pour répondre aux crises de l’énergie, de l’industrie, de l’agriculture, de l’immigration, de la sécurité ou du réarmement. Olaf Scholz cherche en vain à sauver le modèle exportateur en pratiquant une politique d’apaisement avec la Chine et plaide pour le libre-échange dans un monde acquis au protectionnisme. L’objectif de 80 % d’électricité d’origine solaire ou éolienne en 2030 est réaffirmé alors que chacun le sait insoutenable. Le réarmement est suspendu au fonds spécial de 100 milliards d’euros qui s’éteindra en 2027. Le doublement de l’aide militaire à l’Ukraine portée à 8 milliards d’euros va de pair avec le refus persistant de livrer les missiles Taurus que Kiev réclame désespérément.
C’est cependant à tort que certains en Europe, particulièrement en France, se réjouissent des difficultés et du malaise de l’Allemagne. Comptant pour le quart du PIB de la zone euro, sa dépression plonge tout le continent dans la stagnation, au moment où les États-Unis se réindustrialisent et où la Chine inonde le monde de ses exportations adossées à ses formidables surcapa-cités industrielles. Sa déstabilisation fragilise la monnaie unique comme les institutions de l’Union. Ses hésitations face au réarmement fragilisent la sécurité de l’Europe.
Comme dans les années 1990, l’Allemagne doit redéfinir son modèle économique et son positionnement international avant de pouvoir se réengager pleinement dans la construction européenne. Elle conserve pour cela de remarquables atouts et de véritables moyens de puissance : dynamisme de l’industrie et du Mittelstand, capacité d’innovation et robotisation, persistance du plein-emploi, amélioration de l’éducation, dette publique réduite à 64 % du PIB qui laisse de grandes marges de manœuvre pour financer la modernisation, respect de l’État de droit, stabilité des institutions. L’Allemagne, contrairement à la France, conserve la maîtrise de son destin et la capacité à se relever. Elle n’est pas enfermée dans le déni. Elle sait que son redressement intérieur est la condition de son leadership au sein de la grande Union à trente-cinq qui fonde son Agenda 2030.
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Chronique parue dans Le Figaro du 27 mai 2024