Keir Starmer a mené le Labour, qui détiendra la majorité absolue dans le futur Parlement britannique, vers un succès historique.
Le nouveau Premier ministre britannique, Keir Starmer. © PHIL NOBLE/REUTERS
Depuis Montesquieu, la France et le Royaume-Uni sont des objets d’études privilégiés pour les philosophes, les penseurs politiques et les sociologues. Très proches géographiquement et démographiquement, toutes deux puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU depuis 1945, les deux nations présentent des valeurs, des institutions et des mœurs totalement différentes. Leurs cycles, leurs orientations politiques et leurs choix diplomatiques divergent le plus souvent.
Ainsi le Royaume-Uni, après la Seconde Guerre mondiale, a connu un long déclin durant nos Trente Glorieuses tout en misant sur la relation privilégiée avec les États-Unis, tandis que la France du général de Gaulle faisait le choix de l’indépendance nationale et de la construction européenne. À partir de 1981, le Royaume-Uni lança les réformes libérales qui accompagnèrent la mondialisation, quand la France cassait la dynamique de son développement en tentant vainement de réhabiliter la régulation keynésienne ainsi que l’économie fermée et administrée.
La lassitude des Britanniques devant le leadership erratique des Tories
À la fin du XXe siècle, la troisième voie britannique de Tony Blair rénova la social-démocratie contre la vision traditionnelle du socialisme défendue par Lionel Jospin. Puis le Brexit, à la suite du référendum en 2016, inaugura la vague populiste qui déferla sur les démocraties. L’année 2024 marque un nouveau chassé-croisé, puisque le Royaume-Uni vient d’assurer le triomphe du Labour revenu à une ligne social-démocrate, tandis que la France plonge dans l’inconnu à la suite d’un choc populiste et que l’Union européenne bascule à droite.
Dix-sept ans après la dernière victoire du parti, Keir Starmer a conduit le Labour vers un succès historique après des élections anticipées convoquées par Rishi Sunak, qui avait perdu tout autant les moyens de gouverner que toute autorité sur le Parti conservateur. Les travaillistes disposent désormais d’une large majorité absolue, avec 411 sièges sur 650. Les Tories perdent 244 sièges et ne comptent plus que 121 députés. Les nationalistes écossais du SNP sont également défaits et réduits à 9 sièges contre 48. Les libéraux effectuent en revanche une percée avec 72 sièges, tout comme Reform UK. Le parti populiste, pro-Brexit et hostile à l’immigration, obtient non seulement 5 élus, parmi lesquels Nigel Farage, mais il a réuni 4 millions de suffrages et entend désormais contester le leadership de l’opposition au Parti conservateur.
La victoire éclatante des travaillistes s’explique d’abord par la lassitude des Britanniques devant le leadership erratique des Tories, qui ont annihilé leur réputation de parti modéré, responsable et compétent. Ils ont usé cinq Premiers ministres et sept ministres des Finances en une décennie, oscillant des référendums inconsidérés de David Cameron à l’absence de tout projet de Rishi Sunak en passant par les frasques de Boris Johnson et la tempête financière provoquée par Liz Truss.
Ils ont plongé le Royaume-Uni dans une crise sans équivalent depuis les années 1970 avec le Brexit qui a provoqué la perte de 5,5 points de croissance, la chute des exportations de 15 %, la désintégration du service public de la santé, la perte de contrôle des finances publiques, la flambée de l’immigration avec près de 700 000 entrées par an. Boris Johnson s’est également distingué par sa gestion calamiteuse de l’épidémie de Covid, qui s’est traduite par plus de 220 000 morts.
Nécessité de repenser radicalement le modèle national
Dans le même temps, Keir Starmer a réussi à libérer le Labour du populisme d’extrême gauche de Jeremy Corbyn et à reconstruire un projet social-démocrate de renouveau national aux antipodes du programme du Nouveau Front populaire. Il est fondé sur la réhabilitation des services publics, en commençant par le NHS alors que 7,6 millions de patients sont désormais sur liste d’attente, sur l’offre d’écoles et de logements abordables, sur la relance de l’économie, sur un plan d’investissement dans les énergies renouvelables et sur la sécurisation des frontières.
Sans revenir sur le Brexit, il entend fournir un cadre juridique et financier stable pour les entreprises et favoriser le retour des investisseurs internationaux. Tournant le dos à la décroissance, il postule que « seul un développement continu est à même d’augmenter la prospérité du pays et le niveau de vie des travailleurs ».
Keir Starmer, qui a été nommé Premier ministre par le roi Charles III dès le 5 juillet, affrontera une situation très difficile. Le Brexit a détruit le modèle économique fondé sur la situation de tête de pont de l’Union européenne pour le reste du monde. La stagflation est durablement installée et la pauvreté a explosé, touchant 15 % de la population. La dette publique tangente 100 % du PIB. L’industrie est coupée de ses marchés et de ses fournisseurs européens. La City est affaiblie par la fuite des investisseurs et des capitaux.
Les services de base à la population ont été désorganisés par des décennies de sous-investissement et par le départ forcé des travailleurs européens. Le Royaume-Uni doit aussi poursuivre son réarmement face à la Russie, qui l’a désigné comme cible privilégiée en raison de la fermeté de son soutien à l’Ukraine. Surtout, le populisme, éradiqué à gauche, effectue un retour en force à l’extrême droite avec Nigel Farage, qui distillera depuis la tribune de la Chambre des communes son poison hostile à l’Europe et à l’immigration, donnant raison à Charles Péguy qui soulignait que « le triomphe des démagogues est passager, mais leurs ruines sont éternelles ».
Tout comme la France, le Royaume-Uni est confronté à la nécessité de repenser radicalement son modèle national. Il dispose désormais d’un leadership politique fort, d’un projet de redressement et d’une forte mobilisation des citoyens pour le mettre en œuvre. Le destin du gouvernement conduit par Keir Starmer sera déterminant pour le Royaume-Uni mais aussi pour toute l’Europe. Son échec donnerait de nouvelles armes aux populistes qui exacerbent les passions identitaires et n’ont pas renoncé à faire éclater l’Union.
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Chronique parue dans Le Point du 10 juillet 2024