L’Italie a régulièrement été, pour le meilleur et pour le pire, le laboratoire des innovations politiques en Europe : elle a inventé le fascisme, la démocratie chrétienne, la médiacratie avec Silvio Berlusconi, la coalition des populismes entre le Mouvement 5 étoiles et la Lega. Avec Giorgia Meloni, elle expérimente un post-populisme qu’elle entend désormais exporter en Europe.
Il y a six mois, Giorgia Meloni effectuait une fulgurante percée électorale, passant de 4,4 % à 26 % des voix en quatre ans, pour devenir à 45 ans la première femme à accéder à la présidence du Conseil, à la tête d’une forte majorité dans les deux Assemblées. Cent ans après la marche sur Rome qui conduisit Benito Mussolini à former le gouvernement, son arrivée au pouvoir a fait naître la crainte d’une réhabilitation du fascisme ou d’une sécession d’avec l’Union européenne. Nombreux étaient aussi ceux qui s’interrogeaient sur sa capacité à diriger la coalition des droites et à s’imposer face à ses redoutables alliés, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi.
Giorgia Meloni a déjoué les oracles prédisant son inéluctable échec. La présidente du Conseil a imposé son autorité vis-à-vis de son gouvernement et de sa majorité. Elle s’est engagée dans la défense des valeurs traditionnelles, qu’il s’agisse de famille, de religion ou de patriotisme. Elle a fait preuve de fermeté sur l’immigration et cherché à délocaliser la gestion des migrants en Albanie ou en Tunisie, tout en prenant en compte les besoins des entreprises italiennes face à l’effondrement de la population active. Elle a lancé un projet de révision constitutionnelle pour renforcer les pouvoirs du chef de gouvernement à travers son élection au suffrage universel direct, sans entrer frontalement en conflit avec Sergio Mattarella, le très respecté président de la République. Elle a repris à son compte la stratégie économique de Mario Draghi, afin de sécuriser les 192 milliards d’euros de subventions et de prêts du plan Next Generation EU. Elle a fait alliance et affiché sa proximité avec Ursula von der Leyen. Elle a montré une détermination sans faille pour renforcer l’Otan, endiguer l’impérialisme russe, aider l’Ukraine, soutenir Israël face au Hamas.
La ligne politique suivie par Giorgia Meloni n’est pas néo-fasciste. Elle n’est pas révolutionnaire, mais conservatrice. Elle n’entend nullement dépasser le clivage entre droite et gauche ou opérer une synthèse entre socialisme et nationalisme, mais revendique un positionnement résolument conservateur. Elle ne dénonce pas les élites, ne condamne pas l’impuissance de la démocratie représentative, ne méprise par l’État de droit, mais se propose de prendre le contrôle des institutions en Italie comme dans l’Union.
Giorgia Meloni dessine ainsi une synthèse originale de type post-populiste, dans le sens qu’a défini Thibault Muzergues (Post-populisme, L’Observatoire, 2024). Elle prend acte de l’échec de la vague populiste qui a déferlé sur les démocraties à partir de 2016 en dénonçant la faillite du libéralisme, vague qui s’est brisée sur la déroute du Brexit, les prises de position obscurantistes adoptées durant la pandémie de Covid, l’alignement avec les autocrates, Poutine en tête, au moment où la Russie fait peser une menace existentielle sur l’Europe, le basculement dans la violence illustré par l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, puis celui de Brasilia par ceux de Jair Bolsonaro. Elle entend concilier le conservatisme sur les valeurs, l’intransigeance dans la lutte contre l’immigration clandestine, l’encouragement de la libre entreprise, le recours au protectionnisme, la solidarité occidentale, le projet d’une Europe des patries privilégiant la défense de ses frontières extérieures.
Le néo-populisme est solidement ancré en Italie. La coalition des droites a remporté les élections régionales de février 2023 et dirige les deux provinces clés de la Lombardie et du Latium. Giorgia Meloni, qui a fait école en Suède, en Finlande, en République tchèque, en Espagne et en Grèce, ambitionne désormais d’appliquer sa stratégie à l’Union. Elle est le seul chef de gouvernement qui conduit une liste aux élections européennes et se trouve créditée de 27 % des intentions de vote, distançant le Parti démocrate (20 %) et le Mouvement 5 étoiles (15 %), marginalisant la Lega et Forza Italia, qui plafonnent autour de 8 %.
Son objectif consiste à casser la coalition entre les conservateurs du PPE et les sociaux-démocrates qui dirige le Parlement depuis son élection au suffrage universel direct en 1979, pour faire émerger une majorité des droites dont le groupe ECR deviendrait le pivot. Ceci ouvrirait la voie à la modification des principes et des politiques de l’Union en la réorientant vers une confédération d’États-nations, en réaffirmant les racines historiques et les valeurs qui fondent sa civilisation, en donnant la priorité à la sécurité intérieure et extérieure, en rompant avec la bureaucratie, l’inflation des normes et l’écologie décroissante.
Le destin du post-populisme de Giorgia Meloni et de son offensive européenne reste ouvert. Il est toutefois essentiel de comprendre qu’il n’est pas tourné vers le passé – en l’occurrence, la réinterprétation du fascisme – mais qu’il constitue une forme politique originale, qui entend répondre à la nouvelle donne issue de la fermeture du cycle de la mondialisation et de l’après-guerre froide, de la confrontation lancée par les empires autoritaires contre les démocraties, du primat de la politique sur l’économie, de l’impératif de sécurité voulu par les citoyens.
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Chronique parue le 12 mai 2024