L’Europe a perdu toutes les batailles technologiques du XXIe siècle alors qu’elle dominait les télécommunications en 2000. Elle ne doit pas perdre la guerre de l’IA.
La révolution du robot conversationnel ChatGPT est moins scientifique qu’économique, sociale et politique. La rupture ne réside pas tant dans la technologie du deep learning que dans la quantité des données acquises et la rapidité de leur traitement. Pour autant, elle marque l’entrée dans l’ère de l’intelligence artificielle (IA).
ChatGPT, qui a conquis 210 millions d’utilisateurs en quelques mois, a fait pénétrer l’IA dans la vie quotidienne.
La diffusion éclair de l’IA s’est accompagnée de la prise de conscience des risques qu’elle emporte. Ces risques ont justifié l’appel lancé en mars par 1 300 experts et personnalités de la Silicon Valley en faveur d’une pause pour réfléchir aux transformations et aux problèmes éthiques soulevés par l’IA. Il a été amplifié par la déclaration commune d’Elon Musk et Bill Gates, qui plaident pour ériger sa régulation en priorité mondiale, au même titre que la lutte contre les pandémies ou le désarmement nucléaire. La nécessité d’une intervention publique est confortée par l’échec patent du choix de l’autorégulation pour internet et les réseaux sociaux. Elle a conduit à l’émergence de formidables rentes de monopole, fragilisé les classes moyennes, contribué à la crise de la démocratie et fourni des armes redoutables aux tyrannies du XXIe siècle.
Force est cependant de constater que la régulation de l’IA est happée par la nouvelle donne qui voit la géopolitique prendre sa revanche sur l’économie, la mondialisation se fragmenter, les rapports de force dominés par l’affrontement entre les États-Unis et la Chine interdire toute coopération internationale. Et ce, d’autant que la technologie s’affirme comme le premier des facteurs de puissance et détermine la hiérarchie des nations. La régulation de l’IA est ainsi devenue le laboratoire de la géopolitique mondiale, l’expression de la divergence entre les institutions politiques et les valeurs des grands blocs qui structurent notre planète éclatée, l’un des théâtres clés de la compétition entre les puissances.
Les États-Unis entendent continuer à faire la course en tête et renforcer leur leadership technologique, qui, servi par leur formidable capital humain et leur force de frappe financière, constitue un avantage majeur face à la Chine.
Ils souhaitent préserver l’innovation en amont pour n’encadrer que les applications sectorielles, à l’exclusion de la défense où l’apport de l’IA renforcera leur suprématie. Deux priorités sont par ailleurs identifiées et font l’objet d’une attention particulière : la protection du système de décision de Washington et des opérations électorales ; l’endiguement de la Chine et l’embargo sur les composants, les technologies et les cerveaux indispensables à ses projets.
La stratégie de Pékin associe le contrôle étatique et politique propre à son totalitarisme numérique et la logique impériale assise sur la création de dépendances dans les secteurs stratégiques : infrastructures essentielles, transition écologique, numérique. Le déploiement rapide de l’IA est indispensable pour relancer la productivité d’une économie stagnante, compenser la diminution rapide de la population active et supplanter les États-Unis. La Chine a ainsi investi plus de 150 milliards de dollars d’aides publiques dans l’IA afin d’en prendre le leadership d’ici 2030, tout en soumettant les applications à un strict contrôle des services de sécurité, à l’image des robots développés par Baidu et ByteDance.
Comme la transition écologique et la lutte contre les pandémies, l’IA est exemplaire d’un monde écartelé entre des risques planétaires et la montée des tensions internationales qui interdit toute gestion coordonnée des biens communs de l’humanité. Elle illustre les nouvelles formes de partenariat qui doivent se nouer entre les pouvoirs publics et les entreprises, à l’image de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis. De son côté, l’Europe a perdu toutes les batailles technologiques du XXIe siècle alors qu’elle dominait les télécommunications en 2000 ; elle ne doit pas perdre la guerre de l’IA.
L’Union européenne n’a pas engendré de systèmes d’IA généraliste mais élaboré le premier projet de régulation global avec l’IA Act, qui institue des obligations en fonction d’une classification en quatre niveaux de risques. Tout comme pour les réseaux sociaux avec la protection des données personnelles, elle prétend réguler et créer des normes à vocation mondiale sans produire ni innover, donc en se situant uniquement du côté des consommateurs. Mais une entité politique ne peut à terme revendiquer fixer les règles d’un secteur où elle se trouve en situation de dépendance économique et technologique. La France pour sa part multiplie les projets de taxation des entreprises de l’IA au profit d’un organisme de gestion collective ainsi que les subventions déversées en pure perte dans des projets publics déconnectés des entreprises et des marchés – et ce tout en marginalisant l’IA dans la loi de programmation militaire !
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Chronique parue le 2 octobre 2023