À partir d’un état des lieux commun, l’Allemagne et la France développent des projets non seulement divergents mais antagonistes.
Emmanuel Macron a développé au forum Globsec de Bratislava ses vues sur la sécurité européenne en insistant sur l’unité du continent, le soutien à l’Ukraine face à l’invasion russe, la souveraineté de l’Union, notamment sur le plan militaire à travers la constitution d’un pilier européen de défense au sein de l’Otan. Il a ainsi complété au plan géopolitique les propositions exposées à La Haye pour assurer la sécurité économique de l’Europe autour de cinq axes : le marché unique, la politique industrielle, la protection, la réciprocité et la coopération.
Le sommet de la Communauté politique européenne de Chisnau a matérialisé la grande Europe en rassemblant 47 pays allant du Royaume-Uni jusqu’à l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Réuni de manière symbolique en Moldavie, cible privilégiée des manœuvres de déstabilisation conduites par Moscou depuis la Transnistrie, il a été centré autour de la sécurité face à la menace et à la désinformation russes, de la résilience dans le domaine clé de l’énergie, de la protection des infrastructures critiques, du développement des échanges de fonctionnaires et d’étudiants.
Les prises de position d’Emmanuel Macron entendent répondre au discours prononcé par Olaf Scholz sur l’avenir de l’Union à Strasbourg, le 9 mai, dans la continuité de la vision présentée à Prague huit mois auparavant. Le projet allemand repose sur une Union géopolitique élargie à 36 ou 38 pays d’ici à 2030, des Balkans à la Géorgie, en passant par l’Ukraine et la Moldavie. Il préconise une gouvernance fondée sur l’extension du vote à la majorité qualifiée aux domaines de la politique étrangère et de la fiscalité. Sur le plan économique, il vise à conforter le grand marché et la monnaie unique ainsi qu’à préserver l’ouverture commerciale tout en s’adaptant à la reconfiguration de la mondialisation grâce à de nouveaux accords avec l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, l’Australie ou le Kenya. Sur le plan migratoire, il prévoit de renforcer le contrôle des flux tout en faisant massivement appel au travail qualifié afin de répondre au vieillissement de la population. Sur le plan de la sécurité, il milite pour l’alliance la plus intime possible avec les États-Unis au sein de l’Otan et pour une défense aérienne intégrée de l’est du continent.
Les considérations sur l’avenir de l’Europe présentées par Emmanuel Macron et Olaf Scholz s’appuient sur un constat et une prise de conscience partagés. La guerre d’Ukraine marque un changement d’ère pour le monde, mais surtout pour l’Europe. Elle se trouve en première ligne dans la grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties, soumise à une menace existentielle venant de la Russie, prise en étau entre les États-Unis et la Chine, entre le protectionnisme de l’IRA et le dumping de Pékin pour relancer ses exportations industrielles. Cette nouvelle donne impose l’élargissement accéléré de l’Union et suppose de repenser sa gouvernance comme ses principes : fondée sur le droit et le marché, elle doit intégrer les impératifs de sécurité et de souveraineté. Elle déplace aussi son centre de gravité vers l’est du continent.
À partir de cet état des lieux commun, l’Allemagne et la France développent des projets non seulement divergents mais antagonistes. La vision de Berlin est à la fois plus cohérente et plus consensuelle, même si le modèle économique de l’Allemagne est fragilisé par la guerre d’Ukraine qui a mis en lumière sa dépendance au gaz russe et par l’éclatement de la mondialisation.
La grande Europe d’Olaf Scholz favorise la réinvention du modèle mercantiliste et de sa base industrielle, tout en s’inscrivant dans la culture parlementaire et fédérale qui a présidé à la reconstruction de l’Allemagne depuis 1945. Elle répond en tout point aux attentes de l’Europe orientale et du nord comme à celles des pays candidats qui souhaitent rejoindre rapidement, d’une part, l’Union, pour assurer leur développement et leur stabilité politique et, d’autre part, l’Otan, pour bénéficier de la garantie de sécurité des États-Unis face à la menace russe.
Elle exclut toute forme de noyau dur et consacre le leadership de l’Allemagne, qui sera le seul pays à pouvoir construire une majorité dans l’Union à 36 ou 38. Elle affaiblit définitivement la France, qui n’a jamais été citée par Olaf Scholz, et dont l’Allemagne entend normaliser le statut international en sortant de l’ordre de 1945 : sous la mutualisation de la politique étrangère pointe en effet l’européanisation du siège français de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ; sous la guerre à mort menée contre le nucléaire civil pointe la remise en question de la dissuasion dès qu’il apparaîtra que le surendettement de la France ne permettra plus d’assurer son financement.
Face à l’offensive allemande, la position d’Emmanuel Macron apparaît très fragile. Il est bien vrai que le discours de Bratislava marque un tournant et cherche à dissiper les errements de la diplomatie française.
Il rompt avec le mépris affiché pour l’Europe orientale, les attaques contre l’Otan, la posture insoutenable d’un équilibre entre la Russie qu’il faudrait se garder d’humilier et les pays et les peuples qu’elle entend asservir, l’alignement sur les positions de Pékin et le blanc-seing donné à une invasion de Taïwan. Mais la clarification inéluctable à l’approche du sommet de l’Otan à Vilnius ne suffit pas à rompre l’isolement et la faiblesse de la posture française.
Le projet d’une Europe souveraine constitue une réponse pertinente à l’éclatement du système mondial en blocs et à la montée des risques géopolitiques, financiers, sanitaires ou climatiques. Il se heurte cependant à des obstacles majeurs. Le principe d’une Union politique adossé à un directoire des grands pays européens est refusé par une majorité d’États.
Il n’existe pas de substitut crédible à la garantie de sécurité des États-Unis, même rendue aléatoire par la crise de leur démocratie. Surtout, les propositions françaises sont discréditées par le décrochage de notre pays. La France n’est pas crédible pour défendre la souveraineté alors que son économie s’effondre, qu’elle a perdu le contrôle de ses finances, qu’elle est incapable d’assurer à sa population les services de base d’éducation, de santé, de sécurité ou de justice, que la nation est en cours d’atomisation et que les institutions sont paralysées.
Des deux visions de l’avenir de l’Union, celle portée par Olaf Scholz a dès lors toute chance de l’emporter. La démesure impériale de la Russie, le suicide populiste du Royaume-Uni avec le Brexit et l’affaissement de la France risquent ainsi d’accoucher d’une grande Europe allemande.
France d’Emmanuel Macron, et non l’Italie, qui se trouve isolée politiquement en Europe comme au sein des démocraties occidentales et qui s’affirme, pour nos partenaires et nos alliés comme pour les marchés, comme l’homme malade du continent.
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Chronique parue le 5 juin 2023