Écrit au lendemain de la Révolution culturelle, cet essai majeur d’Alain Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera, décrivait un pays encore pauvre, imprégné par la violence totalitaire. Notre chroniqueur rappelle combien ce livre permet de mieux comprendre ce qui se joue aujourd’hui.
Il y a cinquante ans, Alain Peyrefitte publiait Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera, qui connut un formidable succès. Le livre est issu d’une mission d’études effectuée pendant l’été 1971, dont les membres parcoururent 6 des 18 provinces que compte la Chine et réalisèrent de très nombreux entretiens avec des dirigeants, au premier rang desquels le premier ministre, Zhou Enlai, mais aussi des hauts fonctionnaires, des enseignants et des savants, des médecins et des ingénieurs, des artistes, des chefs de communes populaires. Le voyage et l’enquête d’Alain Peyrefitte au cœur de la Chine maoïste prirent place à un tournant de l’histoire. La Chine amorçait tout juste sa sortie de la Révolution culturelle, lancée par le dazibao de Mao Tsé-toung du 5 juin 1966 appelant à « faire feu sur le quartier général », qui provoqua la fermeture complète du pays pendant cinq ans. Pour le reste du monde, elle était parfaitement opaque, masquant derrière une grande muraille idéologique l’intensité des luttes de pouvoir et la violence d’une guerre civile qui laissa le pays et la société exsangues. Elle constituait ainsi un double paradoxe : au plan historique et politique, en appliquant la révolution la plus radicale jamais entreprise à la plus vieille des civilisations ; au plan économique et technologique, en mariant la pauvreté des masses avec la maîtrise de l’arme nucléaire et de l’accès à l’espace.
L’ouvrage d’Alain Peyrefitte reste un témoignage exceptionnel sur la Chine au lendemain du traumatisme inouï que fut la Révolution culturelle, qui entendit effectuer une rupture d’une radicalité sans précédent avec le passé, casser toute forme de classe ou de hiérarchie et créer un homme nouveau façonné par la seule pensée de Mao. Et ce au prix de l’exercice d’une terreur impitoyable qui brisa les individus comme la société.
Mais il va au-delà et permet aussi de mieux comprendre la Chine du XXIe siècle, engagée dans une confrontation globale avec les États-Unis pour le leadership mondial. De même qu’Alexis de Tocqueville avait trouvé la démocratie sous l’Amérique, Alain Peyrefitte a mis en lumière, sous le projet révolutionnaire de la Chine maoïste, la permanence de la dictature et du nationalisme qui restent d’une parfaite actualité.
La Chine au sortir de la Révolution culturelle
L’intérêt de l’analyse d’Alain Peyrefitte ne réside pas seulement dans le caractère remarquablement complet du tableau qu’il dresse de la Chine convalescente de la Révolution culturelle mais aussi dans l’objectivité de son regard. Alors que le maoïsme, au lendemain de l’année 1968, déchaînait les passions idéologiques en Occident, et notamment en France, son regard sur la Chine reste factuel et objectif. Sans pour autant succomber au relativisme sur le plan des valeurs ainsi qu’en témoigne le rappel de l’hécatombe humaine, la description sans fard de la terreur, l’omniprésence de la guerre intérieure et extérieure.
Au principe de la Chine de Mao, on trouve la révolution indissociable du culte de la personnalité dont fait l’objet le Grand Timonier. La nation en armes comme la révolution se confondent avec lui. Il est vénéré comme un dieu et sa pensée, révérée comme une « arme atomique spirituelle », structure les comportements individuels comme tous les secteurs de l’économie, de la société, de la réflexion et de l’art. Les tableaux, les dazibaos, les slogans hurlés par les haut-parleurs, le Petit Livre rouge sont partout et rythment la vie quotidienne.
La Chine que visite Alain Peyrefitte reste par ailleurs sous l’ombre portée de la Révolution culturelle, qui a poussé aux extrêmes la violence totalitaire et dont les séquelles restent apparentes. Elle est sensible dans les échanges sous-tendus par la peur de la dénonciation. L’individu est dissous dans les masses. Les élites ont été décimées ou sont en camp de rééducation.
La lutte impitoyable pour le pouvoir se poursuit, marquée par l’élimination de Lin Biao et Liu Shaoqi. Les villes ont été ravagées par les affrontements, les atrocités et les purges. Les universités et les centres de recherche rouvrent à peine après avoir été fermés cinq ans, tandis que les échanges commerciaux, scientifiques ou culturels avec l’étranger étaient suspendus. Toutes les activités littéraires ou artistiques ont également été interrompues, à l’exception de sept pièces de théâtre révolutionnaires, qui ont en commun d’avoir pour personnage central la guerre contre l’impérialisme et le révisionnisme.
Pour autant, la Chine est tout sauf immobile. L’annihilation des individus et l’atomisation de la société ont pour objectif d’assurer la parfaite plasticité des masses et d’assurer leur adhésion aux mots d’ordre et aux revirements les plus inattendus. À l’édification du travail manuel succède la réhabilitation des études et de la science ; à la fermeture, la réouverture en direction du monde extérieur ; à l’alliance sino-soviétique, le rapprochement avec les États-Unis – conditionné par la reconnaissance du principe d’une seule Chine face à Taïwan et par la récupération du siège de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU - ; au bannissement de Deng Xiaoping son retour en grâce. Dans ce monde orwellien, la seule permanence est celle du combat.
Les succès de cette voie chinoise tracée par Mao Tsé-toung sont indéniables. Le pays, démesuré par sa démographie, son étendue et sa diversité, est gouverné d’une main de fer. La nation est réunifiée et l’empire du Milieu restauré, conjurant l’humiliation des traités inégaux du XIXe siècle. La faim est vaincue, à défaut de la pauvreté, et la productivité de l’agriculture s’améliore. L’économie de subsistance évolue vers une économie d’échanges. Des réussites technologiques remarquables s’affirment, du nucléaire à l’espace. Les bases du décollage économique sont jetées avec une production qui progresse plus rapidement que la population. Alors que Zhou Enlai, très prudent, soutient qu’il faudra à la Chine au moins cent ans pour combler son retard sur les pays développés, Alain Peyrefitte affirme à raison qu’elle peut se développer beaucoup plus vite, notamment si elle libère l’esprit d’entreprise.
« L’ouvrage d’Alain Peyrefitte reste un témoignage exceptionnel sur la Chine au lendemain du traumatisme inouï que fut la Révolution culturelle, qui entendit effectuer une rupture d’une radicalité sans précédent avec le passé »
Mais le coût de ces réussites reste exorbitant et Alain Peyrefitte n’en cache rien. Il estime le nombre des victimes de Mao autour de 50 millions de personnes, ce qui est cohérent avec les évaluations des historiens contemporains qui l’établisse entre 45 et 72 millions de morts. Il montre comment la violence est érigée en principe d’action. Il constate le sacrifice des libertés et analyse le fonctionnement de l’État policier. Il dévoile aussi la face cachée du maoïsme, avec la multiplication des fugitifs qui risquent leur vie pour gagner Hongkong et Macao. Autant de raisons qui le poussent à conclure que la Chine est davantage le laboratoire d’une révolution unique de par sa géographie, sa civilisation, son histoire et la personnalité de Mao, qu’un modèle qui pourrait être dupliqué par le monde en développement.
De la révolution à la puissance
La Chine de 2023 semble aux antipodes de celle de 1973. Si Mao Tsé-toung lui a rendu son indépendance et sa souveraineté, Deng Xiaoping, prenant exemple sur Singapour, en refit une grande puissance en lançant en 1978 les Quatre Modernisations. Il a redéfini le modèle chinois en associant adoption du capitalisme et ouverture vers l’extérieur – formidablement accélérée par l’entrée dans l’OMC en 2001 – , préservation du monopole du parti communiste – réaffirmé de manière sanglante lors de la répression des manifestants de la place à Tiananmen en 1989 – , établissement de règles pour limiter le pouvoir et assurer sa collégialité afin d’interdire une nouvelle révolution culturelle, stratégie d’émergence pacifique et prudente sur la scène internationale.
La conversion de la Chine au capitalisme – sinon à l’économie de marché qui implique un État de droit – , aux investissements étrangers et aux technologies occidentales lui a permis d’effectuer le décollage le plus spectaculaire de l’histoire jusqu’à devenir, en quatre décennies, la deuxième économie de la planète et la première en parité de pouvoir d’achat. La croissance a atteint 9,7 % par an entre 1978 et 2019. Son poids dans le PIB mondial est passé de 3 % à 18 % depuis 1975, avec une richesse par habitant qui a progressé de 500 à plus de 18 000 dollars, permettant à 800 millions de Chinois de sortir de la grande pauvreté.
« Xi Jinping s’inscrit dans la continuité de ce qu’il soulignait être le point commun entre Sun Yat-sen, Tchang Kaï-chek et Mao Tsé-toung puis Deng Xiaoping, à savoir la conviction partagée par ces hommes d’État que la Chine ne peut être gouvernée que par un régime dictatorial »
Le pays agricole et autarcique s’est transformé en usine du monde et en premier exportateur de la planète, accumulant plus de 3 000 milliards de dollars de réserves de change. Le retard technologique a été plus que comblé et la Chine rivalise désormais avec les États-Unis pour le leadership dans les technologies clés du XXIe siècle, de la 5G à l’espace en passant par les véhicules et les batteries électriques, les énergies renouvelables ou les biotechnologies.
Un nouveau tournant est toutefois intervenu avec Xi Jinping, qui, depuis 2013, a renoué avec l’héritage maoïste tout en revendiquant ouvertement le leadership mondial. Cette ambition s’appuie sur une stratégie globale.
La dictature et le nationalisme
La Chine est de nouveau au centre du monde. Elle lance aux États-Unis un défi global, qui n’est pas seulement idéologique et militaire mais aussi économique et technologique. Elle est à la fois leur rival et leur premier partenaire industriel, commercial et financier. Mais sous l’autorité de Xi Jinping, qui a saisi l’opportunité de l’épidémie de Covid, elle s’est engagée dans un nouveau cycle de fermeture, donnant la priorité à l’idéologie sur la croissance, au pouvoir du parti communiste sur l’innovation, à la constitution d’un bloc autoritaire sur la mondialisation qui a favorisé son émergence.
Ce nouveau cycle de fermeture de la Chine, qui constitue une nouvelle étape dans sa course au leadership mondial, est éclairé par les analyses d’Alain Peyrefitte. Xi Jinping s’inscrit en effet dans la continuité de ce qu’il soulignait être le point commun entre Sun Yat-sen, Tchang Kaï-chek et Mao Tsé-toung puis Deng Xiaoping, à savoir la conviction partagée par ces hommes d’État que la Chine ne peut être gouvernée que par un régime dictatorial et ne peut être unie que derrière un projet impérial fondé sur le sentiment de supériorité d’une civilisation millénaire.
C’est l’oubli de cette réalité première par les dirigeants occidentaux, cédant à l’illusion que la conversion au capitalisme valait adhésion à la démocratie, à l’État de droit et à l’économie de marché, qui explique la vulnérabilité des démocraties face au total-capitalisme de Pékin. Elles se sont laissé enfermer dans une situation de dépendance qui s’est illustrée durant le krach de 2008, la pandémie de Covid puis le choc géopolitique déclenché par l’invasion de l’Ukraine. Emmanuel Macron en est le symbole qui, lors de son voyage à Pékin, a avalisé toutes les positions et les ambitions impériales de la Chine, donnant raison à Borodine qui, devant Anna Louise Strong, à Hankou en 1927, comparait les intellectuels européens face à la révolution communiste à « un lapin tremblant sachant qu’il va être avalé et pourtant fasciné ».
Mais avec la permanence de la dictature et de l’impérialisme, Alain Peyrefitte pointe aussi les points faibles de la Chine. Le pouvoir absolu, avec pour corollaire le règne de l’arbitraire et les purges régulières, constitue une source de fragilité du régime. Malgré sa réussite économique et sa spectaculaire montée en puissance, la Chine peine à s’ériger en modèle, comme le montrent les résistances croissantes à son expansion en Asie-Pacifique, ou la révolte contre la prédation d’actifs qui accompagne les « nouvelles routes de la soie » et qui a provoqué la ruine et le chaos du Sri Lanka. Et la justification de l’impérialisme et du colonialisme chinois du XXIe siècle au nom de la dénonciation de l’impérialisme et du colonialisme européens du XIXe siècle commence à rencontrer ses limites.
L’année 2022, qui devait consacrer le pouvoir absolu de Xi Jinping, a ainsi souligné que le total-capitalisme chinois n’était ni infaillible ni invincible.
La démographie s’effondre et la croissance est passée de 9,5 % à 3 % par an, sur fond de krach immobilier, de surendettement, de ralentissement du développement et de l’innovation avec la reprise en mains de l’éducation, des entreprises et de la recherche par le parti communiste.
Il ne fait pas de doute que, comme l’avait pressenti Alain Peyrefitte, le destin du XXIe siècle se jouera autour de l’évolution de la Chine et de sa rivalité avec les États-Unis pour le leadership. En se lançant dans une confrontation directe, Xi Jinping pourrait cependant avoir effectué la même erreur que celles commises par l’Allemagne de Guillaume II en 1914 face au Royaume-Uni, ou par le Japon militariste dans les années 1930 face aux États-Unis.
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