La guerre change de nature et sort de ses limites. Elle n’est plus le monopole des militaires mais engage la nation dans toutes ses composantes.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un changement d’ère stratégique. Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du soviétisme, la paix semblait acquise et la guerre impossible. Depuis le 24 février 2022, la paix est impossible et la guerre devient plausible. Elle prend la forme d’un conflit de haute intensité en Ukraine, mais aussi d’un affrontement hybride entre la Russie et l’Europe, mêlant chantage nucléaire, crise énergétique et alimentaire, manipulation des flux migratoires, attaques cyber, désinformation, soutien des mouvements populistes, déstabilisation de l’Afrique et du Moyen-Orient.
La guerre n’est pas seulement de retour, elle change de nature et sort de ses limites : elle n’est plus le monopole des militaires mais engage la nation dans toutes ses composantes. Et la France et l’Europe se trouvent en première ligne. D’où la « Revue nationale stratégique », qui entend prendre en compte cette nouvelle donne pour éclairer la future loi de programmation militaire, en lien avec le nouveau concept de l’Otan et avec la « Boussole stratégique » adoptée par l’Union européenne en mars dernier.
La revue stratégique prend tout d’abord acte de la confrontation engagée entre les démocraties et les empires autoritaires. Elle est ouverte avec la Russie et exacerbée avec la Chine, les deux puissances ayant noué un partenariat stratégique visant à faire émerger un monde post-occidental. Simultanément, la crise des démocraties et le repli des États-Unis ouvrent de vastes espaces aux djihadistes, du Sahel à l’Afghanistan. De nouveaux domaines de conflictualité émergent avec l’espace, le cyber ou les fonds marins. Enfin, les institutions et les règles mises en place pour tenter de limiter la violence ont été démantelées, à l’image des traités de désarmement ou de contrôle des armements – seul New Start restant en vigueur jusqu’en 2026.
Pour répondre à ces défis, la France se fixe pour objectifs de conforter son autonomie, de contribuer à la défense du continent en développant la souveraineté européenne et en participant pleinement à la défense collective au sein de l’Otan, de stabiliser le système international en s’affirmant comme un pourvoyeur de sécurité, notamment en Afrique. Les fonctions stratégiques consacrées à l’anticipation, la dissuasion, la protection, la prévention et l’intervention sont élargies à l’influence, en étroite coopération avec la diplomatie. Elles se déclinent notamment dans la modernisation de la dissuasion nucléaire, la capacité à conduire la guerre de haute intensité, l’affirmation comme un acteur cyber de premier rang, la riposte aux menaces hybrides, la résilience de la nation, la mobilisation de l’économie au service de la défense.
La revue stratégique constitue un tournant. Elle affiche la volonté de s’adapter au basculement d’un monde où la guerre redevient possible et prend acte de la caducité du modèle d’armée élaboré dans les années 1990, fondé sur la dissuasion nucléaire et sur une armée de corps expéditionnaire taillée pour les conflits asymétriques. Elle ne tire cependant pas toutes les conséquences de la montée de la conflictualité et laisse ouvertes nombre de questions.
Une première interrogation porte sur la posture de puissance d’équilibres dont se réclame la France. Face à un monde qui s’ensauvage, dominé par les ambitions impériales des tyrannies du XXIe siècle et par leur volonté d’éradiquer la liberté, notre pays doit choisir son camp qui ne peut être que celui des démocraties. Ceci n’implique nullement de s’aligner sur les États-Unis ou de s’enfermer dans la logique des blocs. Mais on ne peut fonder une stratégie sur l’équilibre avec des puissances qui font peser une menace existentielle sur notre nation et nous livrent une guerre hybride impitoyable. Le danger de ce positionnement ambigu a été mis en lumière par la sous-estimation de la possible invasion de l’Ukraine puis la complaisance entretenue envers Moscou.
Si le péril né de la convergence entre la Chine et la Russie est pointé à juste titre, la revue stratégique reste très discrète sur les risques liés aux puissances régionales qui utilisent le vide stratégique laissé par le repli des États-Unis pour affirmer leurs ambitions. Émancipées et désinhibées, elles n’hésitent pas à recourir à la force armée, à l’image de l’Iran, de l’Arabie saoudite et surtout de la Turquie, qui menace directement la Grèce et la Méditerranée orientale.
La stratégie française reste par ailleurs écartelée entre l’affirmation de l’autonomie stratégique et le rôle d’aiguillon revendiqué au sein de l’Otan et de l’Union. L’Alliance, élargie à la Finlande et à la Suède, est plébiscitée par nos partenaires, alors qu’elle est fragilisée par la déchirure de l’Amérique et par le pivot des États-Unis vers l’Asie. Elle est aussi indispensable à notre sécurité face à la Russie que dangereuse par la dépendance qu’elle crée. Dans le même temps, le pari sur la souveraineté européenne est perdu d’emblée du fait de la priorité que se fixe l’Allemagne de devenir à l’horizon 2030 le premier partenaire conventionnel des États-Unis et la plateforme de l’Otan sur le continent.
La plus grande incertitude résulte cependant de l’écart prévisible des objectifs fixés par la revue stratégique avec le modèle d’armée et l’enveloppe financière de la loi de programmation pour 2024-2030. Le retour de menaces majeures sur notre territoire et notre population implique un réinvestissement dans la défense afin de garantir l’efficacité de la dissuasion par la crédibilité conventionnelle, de combler les lacunes en matière de drones, de frappes en profondeur, de défense antiaérienne, de cyber ou de munitions. La guerre de haute intensité est indissociable de la révision à la hausse du format des armées. La conversion vers une forme d’économie de guerre a pour condition la réorientation vers la sécurité des dépenses publiques. Or ceci n’est compatible ni avec une dette de 114 % du PIB, ni avec un pays et un système de décision à l’arrêt.
La France ne peut être pourvoyeuse de sécurité que si elle est capable d’assurer la sienne en toute circonstance. Or la loi de programmation risque de confirmer qu’il n’existe pas de souveraineté pour les pays surendettés, en obligeant à ajuster les ambitions sur la pénurie des moyens. Le réarmement est donc plus que jamais conditionné par le redressement économique, financier, politique et moral de la nation.
(Chronique parue dans Le Figaro du 14 novembre 2022)