On croyait la théorie de Samuel Huntington dépassée ; la guerre en Ukraine et la lutte contre le réchauffement climatique l’ont remise au goût du jour.
Si l’Occident a dominé le monde de la fin du XVe au début du XXIe siècle, il a cédé à la démesure, perdant le contrôle de l’ordre mondial, du capitalisme, de sa sécurité et de ses valeurs, minées par les populismes. Une nouvelle ère s’ouvre, marquée par une désoccidenlisation du monde, à tout le moins une divergence entre l’Orient et l’Occident.
Cette divergence est d’abord démographique : si le vieillissement est partagé, l’Occident ne compte que 1,3 milliard de citoyens contre 3,6 milliards pour l’Orient. Sur le plan économique, la mondialisation reposait sur l’imbrication entre, d’une part, les États-Unis – réassureur ultime de la consommation mondiale – et la Chine – devenue l’atelier du monde au prix de la dévastation de l’environnement – et, d’autre part, l’Allemagne – super puissance industrielle exportant vers le groupe Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud (Brics) – et la Russie, son fournisseur attitré de matières premières et d’énergie bon marché.
Tout cela a disparu et le découplage est total. Lors du XXe congrès du PCC, Xi Jinping a développé sa vision d’une Chine transformée en forteresse entendant garantir son autosuffisance dans les secteurs de la technologie, de la finance, de l’alimentation et de l’énergie, ce qui est incompatible avec la poursuite des exportations sur lesquelles repose sa croissance. L’économie russe se trouve isolée et engagée dans un grand bond en arrière à la suite des sanctions. L’Allemagne constate l’effondrement de son modèle mercantiliste. Les États-Unis voient leur économie renforcée par la guerre d’Ukraine, en raison de leur autonomie énergétique et de la puissance de leur technologie, de leur armement et de leur agriculture, mais ils ne parviennent pas à enrayer la situation de quasi-guerre civile qui mine leur démocratie. La priorité des nations et des entreprises ne va plus à l’intégration mais à la souveraineté, qui implique un désaccouplement logistique, commercial, technologique, monétaire et financier avec la dédollarisation.
La rupture ne concerne pas seulement les intérêts mais aussi les visions, les institutions et les valeurs. Développement intensif à l’ouest fondé sur la productivité des facteurs de production, la collecte de l’épargne mondiale, les services ; croissance extensive à l’est privilégiant la production de masse, la consommation des ressources naturelles et humaines, l’industrie et les infrastructures. Démocraties et individualisme radical à l’ouest ; empires autoritaires, contrôle par l’État des entreprises et des citoyens, normalisation culturelle à l’est. Volonté à l’ouest de construire un ordre mondial fondé sur des règles ; mobilisation à l’est autour de la destruction d’un système international jugé inféodé à l’Occident pour lui substituer, au nom de la multipolarité, des sphères d’influence fondées sur les purs rapports de force ainsi que le revendique le manifeste sino-russe du 4 février 2022.
Dans ce choc des civilisations, l’Orient bénéficie du renfort du Sud et de ses puissances émergentes – Inde, Brésil, Turquie, Iran, Arabie saoudite, Nigeria, Afrique du Sud –, qui partagent la haine de l’Occident et l’aversion pour l’ordre mondial créé en 1945. Le basculement vers un système éclaté, conflictuel et volatil ne leur paraît pas négatif dès lors qu’il leur permet de faire progresser leurs intérêts de manière opportuniste. La Chine est devenue leur premier partenaire commercial et financier à travers les nouvelles routes de la soie. La Russie bénéficie d’un préjugé favorable hérité des luttes de libération nationale. Longtemps enfoui, le ressentiment contre l’Occident, enraciné dans le passif colonial, joue désormais un rôle central dans le débat politique intérieur des émergents comme dans leur diplomatie. Et ce, de manière paradoxale, au moment où la domination de l’Occident disparaît et où ses valeurs – la liberté, la raison, l’État de droit – sont contestées en son sein même.
La grande divergence entre l’Occident et l’Orient porte des risques de conflits majeurs, comme le prouve l’invasion de l’Ukraine, sous laquelle pointent la guerre hybride totale que la Russie a engagée contre l’Europe et les menaces de la Chine sur Taïwan. La partition du système mondial interdit par ailleurs tout traitement concerté des risques systémiques, qu’ils soient financiers, sanitaires ou climatiques. La transition climatique heurte notamment de plein fouet le modèle oriental de développement extensif. Ainsi, au moment où le Giec prévoit, entre 2030 et 2052, une hausse des températures de 1,5 °C par rapport au niveau préindustriel, au moment où les catastrophes se multiplient, la Chine a annulé toute discussion climatique après la visite de Nancy Pelosi à Taïwan. La guerre d’Ukraine provoque un retour massif des énergies fossiles en Europe, où l’Allemagne produira en 2023 un tiers de son électricité à partir du charbon. Dès lors, la COP27, qui va s’ouvrir à Charm el-Cheikh, paraît mort-née, sans que les projets de « clubs climatiques » au sein des blocs, à l’exemple du G7, présentent une alternative crédible à l’approche multilatérale.
L’Occident doit rétablir une dissuasion militaire et technologique fiable pour endiguer l’expansion des empires autoritaires. Mais il lui faut simultanément entreprendre une stratégie de reglobalisation vis-à-vis des pays du Sud pour les détacher de l’Orient. Avec pour priorité la lutte contre le réchauffement climatique, dont ils sont les premières victimes.
(Article paru dans Le Point du 27 octobre 2022)