La crise énergétique creuse le fossé économique entre l’Europe et les États-Unis et accentue les risques de dissension entre les membres de l’UE.
L’issue de la guerre en Ukraine dépend du déroulement des opérations militaires, qui voient la dislocation de l’armée russe, mais aussi de la résistance des sociétés européennes face à la guerre hybride conduite par Moscou, tout particulièrement face à la crise de l’énergie. L’Europe est en effet le continent le plus touché par le séisme qui a multiplié le prix du gaz par douze et qui constitue un prélèvement de 6 % sur son PIB, soit le double des chocs pétroliers des années 1970.
La crise énergétique crée un risque économique et un risque politique en raison de l’écart qui se creuse entre les États-Unis et l’Europe d’un côté, entre les États membres de l’Union de l’autre.
Alignées sur le plan stratégique face à Moscou, les deux rives de l’Atlantique divergent sur le plan économique. Si elle traverse une récession technique qui découle de la hausse des taux, l’Amérique sort renforcée de la guerre en Ukraine : elle est autonome dans le domaine de l’énergie ; elle domine les secteurs des technologies et de l’armement ; elle pilote la gestion des crises, qu’il s’agisse de la riposte aux empires autoritaires ou de la lutte contre l’inflation. L’Europe, à l’inverse, subit de plein fouet le choc énergétique du fait de sa dépendance, tandis que la BCE se trouve confrontée à un dilemme infernal : suivre la Fed dans la hausse des taux au risque d’amplifier la récession sans réduire l’inflation importée ; renoncer à resserrer trop vite la politique monétaire au risque d’enraciner la stagflation et d’accélérer la chute de l’euro.
L’Europe se trouve donc menacée d’une fuite de ses industries, de ses emplois et de ses capitaux vers les États-Unis. Il lui faudra plusieurs années pour compenser l’arrêt des livraisons de gaz russe, durant lesquelles l’énergie sera rationnée et très chère. La pression sur le pouvoir d’achat des ménages limitera la croissance. Le handicap de compétitivité résultant de prix de l’énergie cinq fois supérieurs à leur niveau aux États-Unis entraînera des pertes massives de production, mais, surtout, un vaste mouvement de délocalisation de l’industrie européenne, à laquelle le choc énergétique pourrait donner le coup de grâce. Dans une mondialisation qui se fragmente autour de blocs idéologiques, les usines n’iront plus en Chine mais en Amérique.
La division gagne aussi l’Union, notamment depuis l’annonce par l’Allemagne d’un plan de soutien de 200 milliards d’euros, financé par la dette à travers le fonds de stabilisation créé en 2020 pour lutter contre la pandémie. Destiné en priorité aux entreprises, ce programme s’ajoute à un plan de 100 milliards d’euros pour une aide totale de 8 % du PIB. Dans le même temps, Berlin bloque le plafonnement du prix du gaz et la réforme du marché européen de l’électricité. Mario Draghi, suivi par Pedro Sanchez et par Thierry Breton, a alerté à bon droit sur les distorsions que génère la concurrence entre les plans de soutien nationaux en fonction de la force de frappe budgétaire des États. Il en résulte des risques majeurs de fragmentation du grand marché, de choc sur la zone euro en cas de fuite en avant dans les mesures de lutte contre l’inflation qui s’élevaient à plus de 500 milliards d’euros avant le plan allemand, d’exacerbation de la colère sociale, enfin.
Il est grand temps pour l’Union et ses membres de tirer les leçons de la pandémie en privilégiant l’unité sur la désunion sans la gestion du choc énergétique. L’épidémie a en effet connu deux phases : la première, calamiteuse, a été marquée par la rivalité pour l’acquisition du matériel de protection et par l’absence de toute coordination dans les mesures sanitaires ; la seconde, réussie, a été dominée par la mutualisation de l’acquisition et de la distribution des vaccins ainsi que par le plan de relance de 750 milliards d’euros, qui avait stimulé la reprise avant la guerre en Ukraine.
Face au choc énergétique, l’Union n’est pas restée inactive. La part du gaz russe a été réduite de 41 % à 8 %, ce qui n’a pas empêché de remplir les stockages à hauteur de 85 % ; la consommation a diminué de 10 % ; le plan RePowerEU affecte 20 milliards de subventions et 225 milliards d’euros de prêts à la transition énergétique ; des taxes ont été instaurées sur les producteurs d’électricité et sur les profits des compagnies pétrolières à hauteur de 140 milliards d’euros pour financer les mesures de soutien.
L’Union doit désormais passer à la vitesse supérieure : en plafonnant rapidement le prix du gaz, en mutualisation les approvisionnements, en réformant le marché de l’électricité afin de réintégrer l’impératif de sécurité et en le déconnectant du prix du gaz, en accélérant les projets de production d’électricité nucléaire et renouvelable, en mobilisant la capacité d’endettement de l’Union pour coordonner les mesures de soutien aux ménages et aux entreprises.
Pour une Europe qui constitue la première victime du choc énergétique et la cible de la guerre hybride lancée par la Russie de Vladimir Poutine, la division n’est pas une option. Il n’est ni puissance ni souveraineté pour l’Union sans unité et sans solidarité.
(Article paru dans Le Point du 13 octobre 2022)