L’actuel premier ministre du Japon, Fumio Kishida, va devoir trancher des questions clés pour l’avenir du pays.
L’assassinat de Shinzo Abe, le 8 juillet, laisse le Japon en état de choc. Sa violence détonne dans une démocratie apaisée où les armes à feu sont strictement contrôlées. Surtout, Shinzo Abe, au-delà de son influence sur le PLD qui reste le cœur du pouvoir à Tokyo, occupe une place unique dans la vie politique japonaise par sa longévité, par son style flamboyant et par son ambition affichée de mettre fin au régime de l’après-guerre pour permettre à son pays de répondre aux défis du XXIe siècle.
Depuis 1945, le Japon s’est reconstruit autour d’une démocratie et d’une économie dirigées – partiellement libéralisées à partir des années 1980 -, du choix du pacifisme acté par l’article 9 de la Constitution de 1946 et de l’alliance avec les États-Unis.
Sa formidable réussite, fondée sur la puissance de son industrie et de ses exportations, a été fragilisée à partir des années 1990 par une succession de bouleversements et de chocs : la diminution et le vieillissement accéléré de la population (125 millions d’habitants, en chute de 3 millions de personnes en dix ans) ; les séquelles de trois décennies de déflation et de la catastrophe de Fukushima ; le krach de 2008 qui a ébranlé la mondialisation ; la déstabilisation de la démocratie et de la stratégie américaines ; l’affirmation des ambitions impériales de la Chine et la multiplication des provocations de la Corée du Nord.
Premier ministre de 2006 à 2007 puis de 2012 à 2020, Shinzo Abe a rompu avec le ton feutré et la technocratie propres à la classe politique japonaise pour imposer sa vision d’une modernisation radicale du Japon, se réclamant de l’esprit de l’ère Meiji. Et ce autour de trois priorités : les Abenomics, politique économique fondée sur la création monétaire, la relance budgétaire et les réformes structurelles pour casser la déflation ; la révision de la Constitution afin de lancer le réarmement ; l’endiguement de la Chine à travers le resserrement de l’alliance avec les États-Unis, la promotion du concept d’Indo-Pacifique, l’affirmation de la présence et du rang du Japon dans le monde – avec pour symbole les Jeux olympiques de Tokyo 2020 finalement reportés et tronqués en raison de l’épidémie de Covid.
Au lendemain de la tragédie de Fukushima, Abe a réussi à insuffler son dynamisme et son optimisme à une population profondément traumatisée et a eu la sagesse de ne pas sortir brutalement du nucléaire, ce qui se révèle un atout majeur dans la crise énergétique actuelle. Les flots de liquidités déversés par la Banque du Japon, qui détient près de la moitié de la dette publique portée à 257 % du PIB, n’ont pas permis d’interrompre la spirale déflationniste. En revanche, la Constitution a été réinterprétée en 2015 pour autoriser le réinvestissement dans la défense et la diplomatie japonaise s’est montrée très active pour endiguer la Chine, du sauvetage du pacte transpacifique après le retrait des États-Unis décidé par Donald Trump à la constitution du Quad avec les États-Unis, l’Inde et l’Australie.
L’épidémie de Covid puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sur fond de partenariat stratégique entre Pékin et Moscou, ont souligné la vulnérabilité du Japon.
Elles donnent raison à Shinzo Abe dans sa volonté de renforcer l’État japonais pour garantir la sécurité et la prospérité de l’Archipel face à la montée des risques économiques et géopolitiques.
L’actuel premier ministre, Fumio Kishida, peut s’appuyer sur le revirement de l’opinion en faveur de la défense et sur la majorité des deux tiers dont il dispose au Parlement après la nette victoire du PLD aux élections sénatoriales du 10 juillet pour réviser la Constitution. La disparition de son puissant prédécesseur lui ouvre aussi des marges de manœuvre pour opérer des changements, notamment sur les Abenomics inadaptés à la stagflation. Le Japon, qui sortait lentement et tardivement de l’épidémie de Covid, est en effet frappé de plein fouet par la crise planétaire déclenchée par la guerre d’Ukraine. Tokyo s’est associé aux sanctions internationales visant la Russie. Son exposition aux exportations agricoles russes et ukrainiennes est faible, mais significative dans le domaine de l’énergie puisque Moscou assure 4 % de son approvisionnement pour le pétrole, 9 % pour le gaz et 11 % pour le charbon. L’économie japonaise, qui subit la hausse massive du prix de l’énergie et des matières premières, a basculé dans la stagflation avec un recul de l’activité de 0,2 % au premier trimestre et une inflation de 2,5 %. La Banque du Japon, contrairement à la Fed et à la BCE, maintient sa politique expansionniste fondée sur des taux négatifs ainsi que des achats massifs de dette publique. Mais la chute du yen, au plus bas depuis plus de vingt ans face au dollar et à l’euro, renchérit les importations, dégrade la compétitivité, entretient les rentes de situation, tandis que la population ressent très mal la hausse des prix après trente ans de baisse. L’heure n’est plus à la dévaluation mais à la réévaluation compétitive.
Fumio Kishida va donc devoir trancher des questions clés pour l’avenir du Japon. Il a d’ores et déjà décidé de renforcer la souveraineté énergétique et industrielle de l’archipel en relançant les réacteurs nucléaires avec de nouvelles normes de sécurité, en prévoyant la construction de trois nouvelles centrales, en investissant dans les chaînes d’approvisionnement et la production des biens essentiels, des semi-conducteurs à la santé. Il déterminera la poursuite ou la réorientation des Abenomics avec la nomination du successeur de Haruhiko Kuroda à la tête de la Banque du Japon. Il continuera à défendre le principe d’un Indo-Pacifique libre et ouvert mais devra prendre position sur le soutien à Taïwan, centre de la rivalité entre la Chine et les États-Unis. Il devra surtout arbitrer à propos de la révision de la Constitution, indispensable pour remplir l’objectif affiché d’un alignement sur la norme Otan qui prévoit de consacrer 2 % du PIB à la défense. Shinzo Abe disparaît au moment où les Japonais se convertissent à sa vision d’un État stable, fort et efficace, apte à défendre la souveraineté de l’Archipel dans une Asie devenue la région la plus prospère et la plus dangereuse du monde. Avec ce paradoxe que tout ce pourquoi il s’est battu n’est rendu possible que par Vladimir Poutine et devra être réalisé par Fumio Kishida, dont la conception de la politique et le style se trouvent aux antipodes des siens.
(Chronique parue dans Le Figaro du 18 juillet 2022)