Dette, flambée du prix des matières premières, crise alimentaire… la situation est critique pour de nombreux pays qui risquent le défaut de paiement.
Alors qu’ils avaient largement bénéficié de la mondialisation, qui a permis de réduire d’un tiers l’écart avec les nations développées, les pays émergents ont été frappés de plein fouet par l’épidémie de Covid-19. Au-delà du nombre élevé de victimes, aggravé par le retard persistant dans la vaccination de la population, la pandémie a cassé la dynamique du développement en grevant les finances des États dont la dette a progressé de plus de 10 % du PIB, en jetant près de 100 millions de personnes dans la grande pauvreté, en interrompant l’éducation de centaines de millions d’enfants. La guerre en Ukraine pourrait, aujourd’hui, porter un coup fatal au décollage des nations du Sud, alors qu’elles espéraient profiter à plein de la reprise post-Covid.
Tout d’abord, le conflit crée un ralentissement synchronisé de l’activité qui pourrait déboucher sur une récession mondiale. Au fort freinage de la Chine, sous l’effet du confinement de 350 millions de ses citoyens au nom de la stratégie « zéro Covid » et du krach immobilier, il ajoute, en effet, une configuration de stagflation aux États-Unis et en Europe, sous la pression de la suspension progressive des livraisons d’hydrocarbures russes et de l’envolée des prix de l’énergie. Les pays émergents n’y échappent pas, dont la croissance devrait plafonner à 3,8 % en 2022, tandis que la hausse moyenne des prix s’établirait à 8,7 %.
Ensuite, le retour de l’inflation génère aussi un risque de crise monétaire et financière, alimenté par la remontée des taux d’intérêt et l’appréciation du dollar. La hausse des prix est en passe de sortir de tout contrôle dans les pays où elle était déjà forte, à l’image de la Turquie (70 %) ou de l’Argentine (66 %), qui sont confrontées à une spirale de dépréciation de la monnaie et de sortie des capitaux. Par ailleurs, les États se trouvent pris sous le feu croisé du creusement du déficit budgétaire, pour tenter de limiter l’envolée des prix du carburant et de l’alimentation, de l’augmentation de l’endettement public (67 % du PIB en moyenne) et de la hausse des taux impulsée par la Fed pour juguler l’inflation. Au total, les deux tiers des 70 pays à bas revenus pourraient, à brève échéance, se trouver dans une situation de défaut de paiement.
Mais le danger le plus élevé résulte de la crise énergétique et alimentaire, indissociable du risque de famine et de soulèvements. La guerre, les sanctions internationales et l’interruption de tout trafic en mer Noire ont retiré du marché 29 % des exportations mondiales de blé, 20 % de celles de maïs et d’orge, 80 % de celles d’huile de tournesol et 35 % de celles des graines de tournesol. La seule Ukraine produisait et exportait la nourriture de 400 millions de personnes. Pour les pays du Sud, qui dépendent des importations, l’effet est dévastateur. Les prix s’envolent alors que l’alimentation représente entre 30 et 45 % du budget des ménages. Les pénuries et les famines se multiplient, notamment en Afrique où la sous-nutrition progresse, passant de 280 millions à 350 millions de personnes. Simultanément, les prix des carburants explosent. Dès lors, de violents mouvements sociaux sont inévitables, à l’image des émeutes qui ont secoué le Pérou en avril et ensanglanté le Sri Lanka en mai jusqu’à provoquer la démission du Premier ministre.
Au sein du monde émergent, les situations restent très diverses. Les exportateurs d’énergie, de matières premières ou de denrées agricoles, au Moyen-Orient, en Amérique latine ou en Afrique (Angola, Congo) bénéficient d’une spectaculaire amélioration des termes de leurs échanges et d’une forte hausse de leurs rentrées fiscales. En dépit du ralentissement de la Chine, l’Asie du Sud-Est, grâce à son intégration, est en train de s’imposer comme la première région du monde pour les échanges. À l’inverse, les pays qui cumulent dépendance aux importations d’énergie et d’alimentation, séquelles de l’épidémie, sécheresses aggravées par le réchauffement climatique et insécurité sont très vulnérables, à l’image des États du Sahel, de la Corne de l’Afrique, du Maghreb ou encore de Madagascar.
À terme, les pays émergents, qui ont souvent montré une capacité élevée de résilience durant la pandémie, s’adapteront en diversifiant leur production agricole, en réduisant leur dépendance aux produits importés, en accélérant leurs investissements dans les énergies renouvelables, facilités par le fait que les « coûts échoués » des systèmes installés sont souvent faibles – hors quelques exceptions comme l’Afrique du Sud où la place du charbon est centrale. Mais les années 2022 et 2023 seront catastrophiques si la guerre se prolonge. Face au déficit de production et à la désorganisation des échanges, les États émergents n’auront de fait d’autre choix que de tenter de s’approvisionner au prix fort ainsi que de subventionner le carburant et les produits alimentaires de première nécessité, solutions ruineuses dont il sera très difficile de sortir.
Les démocraties ne peuvent se désintéresser de la situation des pays émergents. Leur abandon face à la crise humanitaire créée par la guerre en Ukraine et au risque d’une nouvelle décennie perdue pour le développement, comparable aux années 1980, serait une faute morale, mais aussi politique et stratégique. Voilà pourquoi les chocs énergétiques et alimentaires, économiques et financiers provoqués au sein du monde émergent par le conflit devraient être utilisés comme une chance pour les démocraties occidentales de se réengager auprès des pays du Sud et de relancer le système multilatéral.
(Article paru dans Le Point du 19 mai 2022)