L’économie de guerre n’est pas un choix mais une réalité qui s’impose aux démocraties face à la menace des empires autoritaires.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait basculer l’Europe dans la guerre. Son issue déterminera largement le destin de la démocratie sur notre continent. Le conflit est entré dans une logique d’escalade. Aux livraisons massives d’armes à Kiev répondent les menaces de frappes nucléaires brandies par Vladimir Poutine. À la volonté de la Suède et de la Finlande de rejoindre l’Otan réplique la déstabilisation de la Moldavie.
Le changement d’ère stratégique s’accompagne d’une transformation radicale du système économique, qui emprunte de plus en plus à l’économie de guerre, enterrant la mondialisation. L’économie de guerre est née en 1914 avec le caractère total du conflit.
Elle mobilise les forces productives et la société au service de la défense sous l’égide de l’État. Elle se traduit par la réorganisation des échanges et des financements autour d’alliances stratégiques à travers des blocus et des sanctions, par la répartition des ressources rares et la gestion des pénuries via une planification publique, par le recours massif à la création monétaire indissociable d’une forte inflation.
Force est de constater que la structure d’une économie de guerre se met en place, notamment en Europe, qui se trouve en première ligne face à la Russie. Mais elle n’est pas pour l’heure accompagnée d’une prise de conscience ni d’une pédagogie des citoyens, ce qui crée un risque pour sa soutenabilité.
La mondialisation est passée, avec l’enchaînement de l’épidémie de Covid et de la guerre en Ukraine, de la fragmentation à la partition en blocs de plus en plus fermés. Les échanges commerciaux mais aussi le système financier et les réseaux numériques ne sont plus universels. Ils se réorganisent autour de grands pôles : les États-Unis, l’Europe et les démocraties asiatiques ; le partenariat entre Chine et Russie ; les émergents qui refusent de s’aligner et poursuivent des politiques autonomes, à l’image de l’Inde, de l’Indonésie, du Brésil, de la Turquie ou de l’Arabie saoudite.
La défense des intérêts vitaux supplante le multilatéralisme et la sécurité prend le pas sur l’optimisation des marchés. Chaque pôle privilégie sa résilience en cherchant à contrôler son accès aux matières premières, à l’énergie et à l’alimentation, à autonomiser son système de financement, à se doter d’une régulation propre des réseaux et des services numériques. Par ailleurs, le réarmement des États s’accélère, portant les dépenses militaires mondiales à 2 113 milliards de dollars en 2021.
Ces évolutions sont fondamentales et se poursuivront y compris en cas de cessez-le-feu en Ukraine, tant les relations entre les grandes puissances du XXIe siècle sont désormais placées sous le signe de la confrontation et de la défiance.
Les conséquences sont majeures. Du point de vue de la conjoncture, la croissance mondiale chute brutalement sous l’effet du fort ralentissement de la Chine en raison des confinements, de la flambée d’inflation (8,5 %) et de la remontée des taux d’intérêt aux États-Unis, de la stagnation de la zone euro, touchée de plein fouet par l’explosion des prix de l’énergie, de la crise ouverte des pays émergents dépendants des importations d’énergie et de produits alimentaires. L’inflation explose, obligeant à monter les taux d’intérêt, ce qui crée un risque élevé de crise financière.
L’économie de guerre n’est pas un choix mais une réalité qui s’impose aux démocraties face à la menace des empires autoritaires. Le choc est économique mais surtout politique. Et il est asymétrique, les États-Unis bénéficiant de la guerre à travers la demande supplémentaire adressée à leurs secteurs de l’énergie, de l’armement ou de l’agriculture, tandis que l’Europe concentre tous les risques et tous les coûts.
Des changements majeurs sont requis par le contexte de l’économie de guerre non seulement dans certaines politiques, à l’image de l’énergie ou de l’agriculture, mais aussi dans l’organisation des pouvoirs publics et surtout dans le comportement des citoyens. Leur nécessité avait déjà été démontrée par le krach de 2008, l’épidémie ou les défis de la lutte contre le réchauffement climatique, en plus de la montée des menaces stratégiques sur les démocraties depuis les années 2010.
L’État doit redevenir stratège et retrouver la capacité de définir et poursuivre des objectifs de long terme. L’Union européenne a vocation à se transformer pour intégrer les dimensions de la souveraineté et de la sécurité, tout en construisant des partenariats avec les autres pôles démocratiques mondiaux. Mais la puissance publique ne pourra ni tout faire, ni tout financer.
La clé demeure le citoyen. Encore faut-il que les dirigeants sortent du déni et fassent la vérité sur les efforts requis pour assurer la survie de la liberté politique.
C’est le défi de la décennie 2020.
(Chronique parue dans Le Figaro du 9 mai 2022)