L’achat de Twitter par Elon Musk rend plus cruciale la régulation du numérique, clé dans l’avenir des démocraties face aux régimes autoritaires.
Le destin de la liberté politique au XXIe siècle reste très incertain. Les régimes autoritaires, qui avaient tiré profit de la crise des démocraties à partir du krach de 2008 et du repli des États-Unis, se trouvent rattrapés par les effets pervers du pouvoir absolu. La Russie conjugue enlisement militaire et violente récession. La Chine cumule impasse de sa stratégie zéro Covid, épuisement de son modèle économique et durcissement de son totalitarisme autour du pouvoir absolu de Xi Jinping.
Mais, en face, les démocraties sont loin d’avoir comblé leur retard. L’issue de la confrontation dépendra de leur cohésion et surtout de leur capacité à se réinventer pour endiguer le danger populiste, stabiliser la classe moyenne et assurer leur gouvernabilité. La sauvegarde de l’État de droit en est une pièce essentielle. Mais ce dernier demeure sous le feu croisé des crises qui s’enchaînent avec leur lot de mesures d’exception, des mouvements populistes qui entendent le neutraliser au nom du primat de la souveraineté du peuple, et de certains acteurs de l’économie, particulièrement dans le secteur des technologies, qui défendent la dérégulation au nom du primat de l’individu. La régulation du secteur numérique est déterminante. Celui-ci s’est construit à partir des années 1990 autour du mythe de l’autorégulation et d’un modèle de gratuité fondé sur la captation et l’exploitation des données personnelles. La révolution numérique, accélérée par l’épidémie de Covid, a bouleversé tous les secteurs d’activité mais elle a aussi donné naissance à un Dark Web dangereux pour les libertés. Les réseaux sociaux en témoignent qui ont été mis au service de la désinformation et de la haine en ligne, des interférences dans les élections, des théories complotistes, sans que les politiques de modération par les algorithmes ou d’exclusion – à l’image de celle de Donald Trump de Twitter au lendemain de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 – apportent une solution satisfaisante.
Le rachat de Twitter par Elon Musk pour 44 milliards de dollars, avec pour ambition d’en faire « la plateforme mondiale de la liberté d’expression », renouvelle le débat. Au-delà de la prise de contrôle par l’homme le plus riche du monde d’un outil d’information critique pour les dirigeants, les analystes et les médias, fort de 229 millions d’utilisateurs actifs par jour, la volonté de refuser toute exclusion et de remettre la modération entre les mains des utilisateurs n’est pas sans contradictions. Un espace de débat planétaire constitue un bien public qui ne peut être régulé uniquement par les individus, qu’il s’agisse du propriétaire ou des utilisateurs. Sa gestion devrait privilégier la réflexion et la délibération, non la réactivité et les pulsions. Par ailleurs, sa sécurité a vocation à être garantie face aux interférences des régimes autoritaires.
La veille de l’annonce du rachat de Twitter, la Commission européenne déclarait avoir obtenu un accord sur le Digital Services Act, voué à la régulation des contenus en ligne, qui entrera en vigueur en 2023. Le texte entend rendre illégal en ligne ce qui l’est hors ligne en obligeant les plateformes à prévenir la diffusion de contenus illégaux, à les retirer, à établir la transparence de leurs algorithmes pour les régulateurs. Une forme de division du travail s’instaure ainsi dans le monde numérique : la production reste le monopole des États-Unis, et ce d’autant que les plateformes servent leur soft power dans la nouvelle guerre froide qui s’engage ; la régulation revient à l’Union européenne du fait du blocage du Congrès. Le tout sur fond de grand schisme numérique puisque la Chine et la Russie se sont fermées aux acteurs occidentaux et ont établi un contrôle strict de l’État sur leurs plateformes et leurs opérateurs.
Face à l’offensive des régimes autoritaires, les démocraties doivent mettre en place une stratégie globale de sécurité militaire, économique et technologique. Mais la sécurité doit être conciliée avec la liberté. Le secteur numérique joue un rôle de laboratoire, car il est décisif pour la dissuasion technologique, pour la compétitivité de l’économie, pour la résilience des nations, mais aussi pour l’émergence, dans une mondialisation qui vole en éclats, d’un espace commun entre les nations libres, qui soit fondé sur l’État de droit.
(Article paru dans Le Point du 5 mai 2022)