La complaisance française vis-à-vis des déficits risque de mettre à mal le développement économique, la cohésion sociale et la souveraineté du pays.
La campagne présidentielle a fait l’impasse sur la dette publique de la France et sa soutenabilité. Les programmes rivalisent de promesses de nouvelles dépenses et de réductions d’impôts, tout en restant flous sur leur financement. Si leurs orientations sont aux antipodes, la plupart des douze candidats partagent l’idée que l’argent public est et restera gratuit et illimité. La guerre en Ukraine a pris la suite de l’épidémie de Covid-19 pour transformer en régime permanent le principe dit du « quoi qu’il en coûte ».
La dette publique française s’élevait à 2 813 milliards d’euros au 31 décembre 2021, soit 112,9 % du PIB. Elle a bondi de 540 milliards au cours du quinquennat d’Emmanuel Macron. Elle reste une exception pour quatre raisons. D’abord par son niveau qui excède largement la moyenne de l’Union européenne (90 % du PIB) et de la zone euro (98 % du PIB). Puis par son origine qui découle moins de la réassurance des crises que d’un déficit permanent, y compris durant les périodes de reprise. Ensuite, par son utilisation aussi puisqu’elle ne finance pas des investissements mais des dépenses courantes et des transferts sociaux qui mobilisent 34 % du PIB. Enfin, par le niveau record des dépenses publiques (59,2 % du PIB) et des prélèvements obligatoires (44,5 % du PIB), qui limite la croissance potentielle et laisse très peu de marge de manœuvre pour la réduire.
Sous la complaisance générale pointe un risque de sortie de contrôle de la dette française. Le nouveau régime de quasi-économie de guerre instauré par l’invasion de l’Ukraine se traduit en effet par une chute de la croissance et une flambée d’inflation. L’activité en France va rapidement chuter autour de 1 %, voire basculer dans la récession en cas d’interruption des livraisons de gaz russe à l’Europe. Le déficit pour 2022, qui était attendu à 4,8 %, dépassera 6 % du PIB. Simultanément, l’inflation, qui dépasse 6 % dans la zone euro, rend inéluctable une hausse des taux d’intérêt, déjà enclenchée aux États-Unis, où ils atteignent 2,25 %. Or une augmentation de 1 point des taux entraîne pour la France 29,5 milliards de charge de la dette supplémentaire à l’horizon d’une décennie – charge qui a déjà progressé de 5 milliards d’euros en 2021.
La dette française, que les prévisions gouvernementales entendaient stabiliser autour de 118 % du PIB, pourrait ainsi dériver entre 130 et 140 % du PIB à l’horizon 2030. Sa soutenabilité ne serait plus assurée si les taux d’intérêt dépassaient la croissance. Notre pays se trouverait alors dans la situation de l’Italie en 2011, créant un risque majeur pour la pérennité de l’euro.
Longtemps en situation intermédiaire entre le nord et le sud de l’Europe, la France a désormais basculé dans le camp des pays méditerranéens, caractérisés par la sous-productivité et le surendettement public (121 % du PIB pour l’Espagne, 130 % pour le Portugal, 155 % pour l’Italie, 200 % pour la Grèce). Un fossé les sépare de l’Allemagne (70 % du PIB), de l’Europe du Nord (55 % du PIB pour les Pays-Bas et 20 % pour l’Estonie) et de l’Est (45 % du PIB pour la République tchèque, 24 % pour la Bulgarie). Cette situation mine la crédibilité de notre pays et sa capacité à peser sur l’indispensable réorientation de l’Union vers la sécurité. Elle paupérise surtout les Français, endettés à hauteur de 42 000 euros par personne à travers la puissance publique.
Le prochain quinquennat sera inévitablement rattrapé par le surendettement public. La soutenabilité de la dette française dépendra dès lors de trois conditions. La première est du ressort de la BCE avec le maintien de taux d’intérêt réels négatifs, ce qui passe par un relèvement très progressif de ses conditions d’intervention. Les deux autres relèvent d’une réorientation de la politique économique nationale pour soutenir l’offre et stabiliser les dépenses publiques.
Le meilleur antidote à la dette reste la croissance. Mais celle-ci ne peut plus être tirée uniquement par la consommation financée par la dette publique et ne peut venir que de la production. D’où la priorité qui doit être donnée à l’amélioration de tous ses facteurs : le travail par l’éducation et la flexibilité, l’efficacité du capital ; la mise à disposition d’une énergie abondante et décarbonée ; l’innovation. La dette ne peut, par ailleurs, être stabilisée sans maîtrise des dépenses publiques. Il est faux de laisser croire que l’État aura la capacité de moderniser l’éducation, la santé, la police et la justice, tout en finançant la réindustrialisation, le réarmement et la transition écologique : il faudra effectuer des choix et privilégier l’investissement sur la compensation des pertes de pouvoir d’achat des ménages. Le système public a, en outre, vocation à être décentralisé pour gagner en efficacité et en agilité. Enfin, il est indispensable de reprendre le contrôle de l’État providence en relevant l’âge minimum de la retraite et en concentrant les aides sur les ménages les plus vulnérables.
Au moment où l’impératif de la sécurité revient au premier plan, il est essentiel de rappeler que la dépendance financière est tout aussi dangereuse que la dépendance énergétique, technologique ou alimentaire. La maîtrise de la dette publique est une condition première du rétablissement de la souveraineté nationale. Elle est indissociable d’une réforme radicale de l’État.
(Article paru dans Le Point du 7 avril 2022)