Longtemps aveugle sur les réelles menaces de Poutine, l’Allemagne cherche à diminuer sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Une chance pour l’Europe.
Vladimir Poutine a ouvert une nouvelle ère, placée sous le signe du retour de la guerre au cœur de l’Europe. La volonté de reconstituer l’Empire soviétique, affichée dans les projets d’accords transmis aux États-Unis et à l’Otan le 17 décembre et appuyée par la menace du recours à l’arme nucléaire, crée la possibilité d’un conflit armé majeur sur le continent. Et ce sur fond d’une alliance avec la Chine de Xi Jinping, instituant un axe des régimes autoritaires qui entendent réviser l’ordre international et éradiquer la liberté politique.
L’Europe se découvre en première ligne et vulnérable face à un péril mortel, dont elle a non seulement nié la réalité en ignorant tous les signaux d’alerte mais qu’elle a nourri en développant sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Elle n’a d’autre choix que de réarmer massivement et de se repenser en termes de sécurité et de souveraineté. La réussite de cet aggiornamento dépendra largement de l’Allemagne – maillon faible du continent, pour être allée le plus loin dans l’illusion de la fin de l’histoire, dans le désarmement unilatéral, dans la poursuite d’une stratégie d’apaisement à tout prix face à la démocrature russe. Mais pour cette raison même, et du fait de sa force de frappe économique, elle peut devenir le symbole du sursaut des Européens et de leur volonté d’assumer les changements radicaux qu’impose la défense de leur liberté.
L’invasion de l’Ukraine a jeté une lumière crue sur l’irresponsabilité de l‘Allemagne depuis le début du XXIe siècle, qui a délibérément sacrifié à ses intérêts commerciaux la sécurité de l’Europe et la protection de la démocratie. Elle a développé une diplomatie purement mercantiliste au service de ses exportations industrielles, avec pour premier client la Chine, et pour quatrième la Russie, dynamisant ses ventes de biens en aidant à moderniser les arsenaux du totalitarisme de Pékin et de la démocrature moscovite. Elle a organisé sa transition énergétique autour de la substitution du nucléaire et du charbon par le gaz russe, dont elle dépend à hauteur de 55 % de son approvisionnement, avec pour symbole le gazoduc Nord Stream 2. Elle a désarmé massivement, réduisant durant des années son effort de défense à 1,1 % du PIB avant de le relever vers 1,5 %, sans pour autant améliorer les performances de son armée, dont le chef de la Bundeswehr a indiqué qu’elle était « nue » et « incapable de proposer des options pour soutenir l’Alliance ». Elle a éludé toutes les initiatives pour donner corps à une souveraineté européenne en matière de sécurité ou d’industrie de défense, compromettant son financement avec le soutien des projets de taxonomie ou d’écolabel qui envisagent de l’exclure de l’économie durable. Elle a cultivé une relation singulière et complaisante avec la Russie de Poutine, en s’aveuglant devant la véritable nature du régime, en poursuivant une politique de compromis après l’annexion de la Crimée et du Donbass, en désarmant les sanctions par le renforcement de sa dépendance au gaz russe.
Olaf Scholz, élu sur une ligne de continuité avec Angela Merkel, s’est d’abord inscrit dans sa lignée. Il a cultivé l’ambiguïté sur l’autorisation de mise en service de Nord Stream 2, refusé de vendre des armes à l’Ukraine, refusé l’exclusion des banques russes des accords Swift. La confusion a culminé avec les déclarations de l’amiral Kay-Achim Schönbach, chef de la marine allemande, qui a donné raison aux revendications russes sur la Crimée, avant d’être contraint à la démission le 22 janvier.
L’invasion militaire de l’Ukraine, par son ampleur, par sa violence et par sa duplicité, comme la résistance héroïque opposée par les Ukrainiens ont servi d’électrochoc. La Russie a réveillé l’Allemagne. Elle a enfin ouvert les yeux sur la démocrature de Poutine, qui, contrairement à l’URSS de Leonid Brejnev, n’entend pas maintenir le statu quo, mais modifier par la force les frontières du continent. En témoignent les 500 000 manifestants qui se sont pressés dimanche à Berlin pour condamner l’agression russe et surtout le virage à 180 degrés du gouvernement allemand.
Scholz a brisé en quelques jours nombre des tabous qui paralysaient l’Allemagne pour redéfinir sa posture. Au titre des sanctions, il a bloqué l’ouverture de Nord Stream 2 et accepté l’exclusion de la Russie de la plateforme interbancaire Swift, ainsi que le gel des réserves en devises de la Banque de Russie et des avoirs des principales banques russes. Il a autorisé la livraison à l’Ukraine de 1 400 lance-roquettes antichars, 500 missiles sol-air Stinger, 14 véhicules blindés et 10 000 tonnes de carburant. Il a annoncé une enveloppe de 100 milliards d’euros pour moderniser les armées allemandes ainsi que l’augmentation de l’effort de défense au-delà de 2 % du PIB.
Ce revirement se traduit par une unité de vue, une rapidité et une fermeté inédites de l’UE, qui a décidé et mis en œuvre la fermeture de l’espace aérien aux avions russes, le financement et la livraison d’armes à Kiev à hauteur de 450 millions d’euros et l’interdiction des instruments de désinformation russes. Il ouvre aussi la voie à une renaissance de l’Otan, qui retrouve tant sa raison d’être que l’engagement actif de tous ses membres au service de la défense collective face à la volonté impériale de la Russie. Cette crise peut donner à Scholz la dimension d’un homme d’État. Élu par défaut pour prolonger la stabilité de l’ère Merkel en réformant le modèle économique et en le convertissant à l’écologie tout en préservant la justice sociale, il doit aujourd’hui se transformer en chef de guerre, alors que rien ne le désignait pour cela. Avec pour défis de changer la ligne diplomatique et militaire de l’Allemagne, de repenser l’Union autour de la souveraineté, de réaligner les démocraties européennes et les États-Unis. Voilà pourquoi l’avenir de la démocratie en Europe, qui passe par la mise en échec du projet impérial de Poutine, se trouve aujourd’hui largement entre les mains d’Olaf Scholz.
(Article paru dans Le Point du 3 mars 2022)