Quitter un emploi jugé difficile et mal payé est l’une des conséquences du Covid-19. Mais la mutation du marché du travail ne fait que commencer.
Les pandémies sont des accélérateurs de l’Histoire plus puissants encore que les crises économiques. Elles bouleversent non seulement l’équilibre des puissances et les modèles économiques, mais aussi les mentalités. En témoignent les transformations du marché du travail. Alors qu’on attendait une augmentation du chômage, la reprise est caractérisée par une pénurie de main-d’œuvre et par l’explosion des démissions, actant non seulement l’inversion du rapport de force avec le capital mais également un changement profond dans la conception et l’organisation du travail.
Aux États-Unis, 25 millions de salariés ont démissionné depuis le printemps. Les secteurs les plus touchés ? La grande distribution, l’hôtellerie-restauration, l’aide à la personne, soit les métiers les plus exposés et sollicités durant l’épidémie de Covid-19. Au Royaume-Uni, les démissions se multiplient et la pénurie de main-d’œuvre est amplifiée par le Brexit. En France, l’hôtellerie-restauration a perdu 18 % de ses effectifs et une vague de démissions affecte les services publics, notamment dans la santé – où 5 % des postes hospitaliers sont vacants – et dans l’éducation – les démissions y ont été multipliées par cinq. Les salariés quittent leur emploi pour des postes offrant de meilleures rémunérations et conditions de travail, mais aussi pour anticiper leur retraite – décision de 2,3 millions d’Américains – ou pour changer de vie et assouvir une passion – choix de 10 % des démissionnaires aux États-Unis. Ce phénomène a gagné l’Asie, qui, à l’image du Vietnam, manque d’ouvriers, car les travailleurs migrants sont rentrés dans leurs villages pour fuir les confinements et les restrictions sanitaires.
Si l’épidémie de Covid a eu un retentissement sur les carrières, elle a surtout suscité une réflexion profonde sur le sens du travail et l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Les confinements ont généralisé le télétravail, imposé la flexibilité dans l’organisation du travail et changé l’articulation avec les activités privées. Ils ont aussi souligné l’écart qui s’est creusé entre l’utilité sociale des emplois d’une part, leur rémunération et la considération dont ils font l’objet, d’autre part. La logique de la polarisation des emplois et de la précarisation des postes d’exécution s’est retournée contre les entreprises. La dégradation des conditions de vie dans les mégalopoles a été mise en pleine lumière par les restrictions sanitaires. D’où une volonté puissante de quitter les emplois trop durs et mal payés, de privilégier les postes permettant le télétravail et favorisant la qualité de vie, de redonner du sens au travail, donnant ainsi raison à Albert Camus, qui soulignait qu’« il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir ».
Les conséquences de ces démissions en chaîne sont majeures. Les États-Unis ont perdu 4 millions de postes de travail depuis 2019 et comptent 11 millions d’emplois non pourvus. En France, les difficultés de recrutement sont devenues le premier problème des entreprises, qui proposent plus d’un million d’offres d’emploi non satisfaites, notamment dans l’informatique, la logistique, le commerce, l’hôtellerie-restauration. Les emplois ne se créent plus dans les mégalopoles mais dans les villes à taille humaine, où s’installent de plus en plus de cadres.
Pour attirer et fidéliser les talents, les entreprises n’ont désormais d’autre choix que la quête de sens. Défi particulièrement ardu pour les services publics en France, où le service de l’intérêt général a été dénaturé par la centralisation et la bureaucratie.
Les mutations du marché du travail rappellent que nous ne sommes qu’au début des changements provoqués par la pandémie de Covid. « Sachez vous éloigner, recommandait Léonard de Vinci, car, lorsque vous reviendrez à votre travail, votre jugement sera plus sûr. » Les bouleversements dans l’organisation du travail ouvrent la possibilité de remédier aux dysfonctionnements du capitalisme, grâce à une croissance plus inclusive et soutenable. Ils remettent aussi en cause la notion de plein-emploi. Ce dernier n’est pas l’absence de chômage, c’est l’utilisation optimale des talents et des compétences au service de la production et du bien commun
(Article paru dans Le Point du 9 décembre 2021)