Le tour de vis idéologique du président chinois s’accompagne d’une critique du capitalisme. L’occasion pour les démocraties de reprendre la main.
Xi Jinping a saisi la double occasion du centenaire du Parti communiste et de la pandémie pour engager la Chine dans un tournant historique, en actant la fin des Quarante Glorieuses fondées sur les principes définis par Deng Xiaoping de la construction d’une économie socialiste de marché. Après avoir rétabli le pouvoir à vie et le culte de la personnalité, puis lancé la Chine dans une stratégie d’expansion territoriale tous azimuts, l’empereur rouge a redessiné le modèle économique et social chinois. En quelques semaines, il a mis au pas les fintechs à travers le traitement de choc réservé à Ant et au fondateur d’Alibaba, Jack Ma, repris en main le secteur technologique avec les sanctions infligées à Didi, nationalisé de fait le secteur du soutien scolaire en l’obligeant à devenir non lucratif, limité drastiquement le temps consacré par les mineurs aux jeux vidéo, lancé une chasse aux sorcières contre les riches ainsi que les « idoles efféminées » de l’industrie du divertissement, imposé l’étude de la pensée Xi au cœur des programmes d’enseignement à l’égal des maximes du Petit Livre rouge de Mao dans les années 1960.
La Chine se referme et poursuit son découplage de l’Occident sur le plan économique. Mais si Xi Jinping utilise à dessein les accents de la révolution culturelle, il est peu probable que son objectif soit de revenir aux pires heures du maoïsme dont son père et lui-même furent victimes. Il n’en reste pas moins que son tournant idéologique marquerait la fin de l’émergence de la Chine. Il implique en effet une chute de la croissance, un effondrement de la qualité de l’enseignement et de l’innovation, un exil des talents et des cerveaux. Par ailleurs, la réduction indispensable des inégalités (1 % de la population détient 31 % de la richesse nationale tandis que 600 millions de Chinois vivent avec moins de 130 euros par mois) ne passe pas par la multiplication des donations de milliardaires aux bonnes œuvres du Parti mais par la mise en place d’une fiscalité progressive et par la généralisation de la protection sociale.
Le retour au dogme communiste de la Chine constitue une occasion unique pour les démocraties de mettre en place une stratégie efficace pour la cantonner et mettre en échec sa volonté affichée d’annihiler la liberté politique et de conquérir le leadership du monde à l’horizon 2049. Mais cela suppose qu’elles sachent apporter, dans le respect de leurs valeurs, des réponses à certains des problèmes soulevés à juste titre par Xi Jinping. Si la solution totalitaire imposée par le président chinois est inacceptable, ses critiques des dérives du capitalisme, de l’industrie numérique et des sociétés avancées sonnent juste.
- La première concerne le secteur numérique, dont le développement a été fondé sur la constitution d’une succession de monopoles non régulés générant de formidables rentes, sur la prédation des données personnelles et sur le contournement systématique de la fiscalité.
- La deuxième pointe le risque systémique créé par les fintechs pour la stabilité financière.
- La troisième a trait à l’expansion monétaire permanente et illimitée qui ne peut déboucher que sur l’inflation et la multiplication des bulles spéculatives, donc sur de nouveaux krachs financiers et immobiliers.
- La quatrième touche le caractère insoutenable d’un modèle de développement qui maximise les profits à court terme en matière d’inégalités, de surendettement et de dégradation de l’environnement, ruinant tant les classes moyennes que les générations futures.
- La cinquième relève à raison l’influence délétère des réseaux sociaux et des jeux vidéo, particulièrement auprès des jeunes.
- La sixième insiste sur l’importance pour l’État de préserver son monopole de l’exercice de la violence légitime et sa capacité à conduire des stratégies de long terme dont l’horizon dépasse celui des marchés.
La fermeture économique et le durcissement idéologique de la Chine ne suffiront pas seuls à faire évoluer le rapport de force en faveur des démocraties. Celles-ci doivent démontrer qu’elles ont la capacité d’apporter des réponses efficaces et rapides à ces défis. Non par le mensonge, la terreur d’État et le pouvoir absolu comme en Chine, mais par la transformation du capitalisme et la remobilisation de leurs citoyens dans la vie publique. Elles ont commencé à réintégrer le secteur numérique dans l’État de droit et la fiscalité et à faire évoluer leur modèle économique pour le rendre plus soutenable en engageant la transition écologique. Mais les progrès restent limités, notamment dans les domaines clés de la consolidation de la classe moyenne, essentielle pour désarmer le poison du populisme. Par ailleurs, la sortie de l’économie de Covid s’effectue plus sous le signe de la relance de l’économie de bulle que sous celui de la mise en place d’un nouveau contrat économique et social.
Il faut désormais accélérer et prendre le totalitarisme chinois de vitesse. En régulant le secteur numérique et en mettant la relance au service de la transition écologique. En substituant un capitalisme de production et d’innovation à un capitalisme de rente et de prédation. En sortant de la création monétaire illimitée qui encourage les bulles. En investissant massivement dans l’éducation, la santé et la sécurité pour favoriser l’intégration. En réorientant la protection sociale vers la gestion active de l’exclusion au lieu de développer sans fin des transferts qui jouent désormais contre la citoyenneté. En rétablissant l’État dans ses fonctions régaliennes et dans sa mission première de réassureur des risques globaux du XXIe siècle.
(Article paru dans Le Point du 16 septembre 2021)