L’ex-homme malade de l’Union européenne a tous les atouts en main pour se remettre en selle. Surtout avec Mario Draghi comme capitaine.
Le football n’est pas seulement un sport universel, il constitue aussi un concentré de géopolitique, qui éclaire sur l’état des nations et l’évolution de leurs rapports de force. La victoire en finale de l’Euro, dans le stade de Wembley, de la Squadra Azzurra de Roberto Mancini sur les Trois Lions de Gareth Southgate ne récompense pas seulement la prise de risque contre l’esprit de rente, le mouvement contre l’immobilisme, l’abnégation contre l’arrogance dans le jeu. Elle marque aussi la suprématie de l’Italie de Mario Draghi sur l’Angleterre de Boris Johnson et, partant, le succès de l’Union face au Brexit. À la fausse renaissance du Royaume-Uni, que le Brexit isole tout en menaçant son unité, s’oppose la reconstruction de l’Italie grâce à la solidarité du plan de relance Next Generation EU.
Sur tous les plans, l’Italie semblait plus que jamais l’homme malade de l’Europe au début de l’année 2021. Échouant à se qualifier lors des éliminatoires, elle n’avait pas pu participer à la Coupe du monde de 2018. Venant après la crise de la dette souveraine de 2011 puis l’afflux des migrants, l’épidémie de Covid la laissait exsangue, cumulant près de 130 000 morts, une récession historique de 8,9 %, un taux de chômage de 10,7 % de la population active, une dette publique culminant à 156 % du PIB, une démocratie paralysée et prise sous le feu croisé des populistes du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue.
En faisant appel en février dernier à Mario Draghi pour former le gouvernement, le président Sergio Mattarella a joué son ultime carte pour éviter l’effondrement de son pays. L’Italie ne peut en effet plus se sauver seule, et son destin dépend du plan de relance européen, dont elle est la première bénéficiaire avec 221 milliards d’euros. L’enjeu est tout aussi décisif pour l’Union, puisque la poursuite de son intégration et la survie de l’euro passent par un coup d’arrêt à la divergence entre le nord et le sud du continent, ce qui suppose que l’effort de solidarité des uns ait pour contrepartie le redressement effectif des autres.
Pour relever ce défi, Mario Draghi a tout d’abord inscrit le plan de relance européen dans une stratégie cohérente. La priorité a été donnée à la vaccination (24 millions de personnes totalement vaccinées sur 60 millions) et à la réouverture de l’économie dès le 26 avril – la croissance devant être augmentée de 0,7 % grâce aux retombées de la victoire à l’Euro. Les mesures d’urgence, le plan de relance et les réformes structurelles ont été alignés autour de quatre priorités : la transition écologique, la révolution numérique, la réduction de la pauvreté et des inégalités, la réforme de l’État et de la justice.
Conscient que la complexité, l’inefficacité et la corruption de la bureaucratie constituent la principale menace pour la relance au moment où l’Union s’apprête à effectuer un premier versement de 25 milliards d’euros, Draghi a décidé de piloter directement depuis le palais Chigi le plan et ses 29 grands projets. Ils s’imposeront aux administrations locales et pourront déroger au Code des marchés publics, selon la procédure utilisée pour la reconstruction du pont de Gênes. Parallèlement est engagée une vaste transformation de l’État. D’un côté, la numérisation des administrations, notamment des services fiscaux, la simplification des procédures et des normes, le rajeunissement des cadres. De l’autre, la modernisation de la justice.
La reconstruction de l’Italie est loin d’être réalisée. Mais Mario Draghi dispose d’atouts réels pour gagner son pari. L’économie de la péninsule possède des points forts méconnus mais solides : un excédent courant et une balance commerciale positive de 63 milliards d’euros en 2020 ; un tissu de 200 000 entreprises exportatrices ayant vendu 455 milliards d’euros de biens à l’étranger en 2019 ; des pôles d’excellence dans le luxe, la mode, la mécanique, la pharmacie, l’ameublement, la cosmétique ; une organisation décentralisée fondée sur 156 districts fortement spécialisés qui constituent une excellente base pour la réindustrialisation. L’État et la société ont fait preuve d’une résilience inattendue pendant l’épidémie. L’Italie occupe une position centrale pour le contrôle de la Méditerranée, qui redevient un espace stratégique vital pour l’Europe.
Enfin et surtout, Mario Draghi dispose d’une forte légitimité. Auprès des Italiens, qui savent qu’il représente leur ultime possibilité d’échapper à la faillite. En Europe, où le départ d’Angela Merkel et l’engagement d’Emmanuel Macron dans une difficile réélection lui ouvrent un vaste espace pour exercer un leadership discret, en liaison avec la Commission et la BCE. En Occident, au moment où l’Italie retrouve un rôle d’allié clé pour l’Amérique de Joe Biden. Auprès des marchés et des investisseurs, pour lesquels Draghi reste le sauveur de l’euro. En 2021, il pourrait relancer l’Union en reconstruisant l’Italie et en la replaçant au cœur de l’Europe, laissant à la France, à l’image de sa piteuse élimination par la Suisse durant l’Euro, le statut d’homme malade du continent.
(Article paru dans Le Point du 22 juillet 2021)