Afghanistan, Sahel, Syrie… Les démocraties occidentales alignent les défaites. Dans un monde redevenu dangereux, elles doivent repenser leur approche.
Les États-Unis et la France éprouvent la justesse de la formule de Machiavel qui rappelait qu’« on fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ». Pour n’avoir pas réussi à faire la décision sur le plan militaire et pour avoir échoué sur le plan politique, les guerres d’Afghanistan et du Sahel s’achèvent par un retrait en forme de défaite contre l’islamisme. L’Afghanistan, en mettant en échec les États-Unis au XXIe siècle après l’Angleterre au XIXe et l’Union soviétique au XXe, confirme son statut de fossoyeur des empires. Avec le retrait des troupes américaines, Joe Biden laisse un pays promis à la guerre civile.
Huit ans après l’opération Serval, Emmanuel Macron a rendu publique le 10 juin la fin de l’opération Barkhane. Fortes de 5 100 hommes, les troupes françaises engagées au Sahel devraient être ramenées à 2 500 au début 2023. Elles ont obtenu de remarquables succès tactiques sur un terrain aussi vaste que l’Europe, en portant des coups très durs à l’État islamique dans le Grand Sahara et à Al-Qaïda au Maghreb islamique. Pour autant, l’échec stratégique est patent. Le djihadisme a gagné toute l’Afrique de l’Ouest jusqu’au golfe de Guinée, déstabilisant le Burkina et la Côte d’Ivoire. La légitimité de l’intervention est minée par les coups d’État au Mali et au Tchad. La transition de Barkhane vers la force multilatérale Takuba, qui devrait compter 2 000 hommes dont 500 Français, relève de la grande illusion. La France est totalement isolée des Européens, qui n’entendent nullement s’engager dans une opération mort-née. Enfin, la guerre contre le djihadisme au Sahel ne peut être remportée car la force des groupes de militants radicalisés réside dans la faiblesse et la complicité des États, Mali en tête.
L’Afghanistan et le Sahel s’ajoutent à la longue liste des guerres perdues par les démocraties depuis la fin de la guerre froide – Somalie, Irak, Syrie, Libye –, les succès se limitant à la libération du Koweït, aux Balkans et à la Côte d’Ivoire. Les raisons sont identiques. La défaite militaire découle toujours de l’échec politique, qui résulte de l’incapacité de transformer les premiers succès en développement économique et en stabilisation politique. La surestimation de la suprématie technologique et de la capacité à reconstruire des États ou des nations va de pair avec la sous-estimation de l’adversaire. Celui-ci bénéficie du temps, de la connaissance du territoire, du soutien croissant de la population, de l’appui décisif de puissances régionales comme le Pakistan pour l’Afghanistan, voire de l’intervention des démocratures russe et turque dans le cas de la Syrie ou de la Libye.
Les démocraties du XXIe siècle sont désormais confrontées à la nécessité de redéfinir leur stratégie et de repenser leur rapport à la guerre. Loin de signifier l’adieu aux armes, notre ère connaît une remontée de la violence et des menaces sur la liberté, qu’elles proviennent du djihadisme, du total-capitalisme chinois ou des démocratures. À l’inverse des nations libres, les régimes autoritaires, à l’image de la Chine avec la construction de sa grande muraille maritime, de la Russie en Crimée, en Ukraine et en Syrie, de la Turquie en Syrie ou dans le Haut-Karabakh, montrent en effet une grande efficacité dans l’usage de la force armée en combinant absence de limites dans l’exercice de la violence et objectifs stratégiques précis.
La conflictualité s’étend à de nouveaux domaines avec la militarisation de l’espace ou la multiplication des cyberattaques. Elle emprunte aussi des formes de plus en plus hybrides, qui font des opinions publiques une cible prioritaire par la désinformation ou les interférences dans la vie des démocraties. Or, dans le même temps, l’enchaînement des guerres perdues et la crise intérieure des nations libres, déstabilisées par l’épidémie de Covid, provoquent une grande lassitude de leurs citoyens devant les enjeux et les charges de la sécurité extérieure. Dans un monde redevenu très dangereux, les démocraties ne peuvent s’offrir le luxe de se tromper de guerres, de s’enliser dans les mauvaises pour s’aveugler sur les plus nécessaires.
Il faut désormais choisir. Joe Biden a raison de donner la priorité à la réconciliation de la nation américaine et au défi global que représente la Chine. La France, qui dispose de responsabilités particulières dans l’Europe post-Brexit, doit mettre à profit le débat de l’élection présidentielle pour clarifier sa doctrine et ses objectifs. Le front principal de la lutte contre le terrorisme est intérieur et ne relève que très marginalement de l’action des armées. La nouvelle frontière de nos forces armées ne se trouve pas dans la contre-insurrection ou les menaces asymétriques dont le Sahel est typique, mais dans la réponse aux conflits hybrides. Cela invite à combler nos lacunes en matière de qualité du recrutement, de modernisation des équipements, de retard accumulé dans les drones et la robotisation du champ de bataille, de résilience des forces armées et de la société.
(Article paru dans Le Point du 15 juillet 2021)