Cet axe clé du XXIe siècle permettrait de s’émanciper de la Chine. À condition que les grandes puissances s’entendent autour d’une véritable stratégie.
De même que l’Atlantique fut au cœur du XXe siècle et de ses deux guerres mondiales, l’Indo-Pacifique joue le premier rôle au XXIe siècle. La notion ne renvoie pas à la géographie – tant son périmètre fait l’objet de définitions diverses, allant de l’Inde jusqu’à Djibouti et au Cap –, mais bien à la géopolitique.
La référence à l’Indo-Pacifique s’est substituée à celle à l’Asie-Pacifique au cours des années 2010 au confluent de trois bouleversements : le basculement des équilibres démographiques et économiques vers une région qui rassemble 60 % de la population, 40 % de la production et 30 % des échanges de la planète ; l’extraordinaire rattrapage de la Chine qui vise le leadership à l’horizon de 2049 ; la nécessité pour un Occident affaibli d’intégrer l’Inde et le Japon dans la stratégie d’endiguement de Pékin.
La paternité de l’Indo-Pacifique revient en réalité à Xi Jinping. Depuis son accession au pouvoir en novembre 2012, il a rompu avec la prudence de Deng Xiao Ping pour renouer avec le pouvoir à vie, le culte de la personnalité et l’idéologie maoïstes, tout en se lançant dans une expansion tous azimuts et en revendiquant la suprématie pour la Chine, ainsi qu’il l’a rappelé à l’occasion du centième anniversaire du Parti communiste chinois.
Cette politique a pour vecteur une redoutable puissance militaire. Elle s’est traduite par l’annexion de Hongkong au mépris des accords de rétrocession, par la construction d’une grande muraille maritime en mer de Chine, par les menaces sur Taïwan, ou encore par l’offensive lancée contre l’Inde dans le Ladakh.
Elle s’accompagne de la constitution d’une vaste zone de libre-échange qui permet d’exporter les normes et les technologies chinoises. Elle se prolonge par celle d’un réseau d’infrastructures essentielles dans la mondialisation par la prédation d’actifs, voire la prise de contrôle à travers la dette de pays entiers comme le Cambodge, le Sri Lanka ou le Monténégro, qui participent à la manœuvre d’encerclement de l’Occident.
La Chine s’affirme sous Xi Jinping comme une menace systémique pour la démocratie, plus dangereuse encore que l’Union soviétique du fait de sa place centrale dans les chaînes de valeur industrielles et à la frontière des technologies clés : le numérique, l’intelligence artificielle ou la biomédecine. Elle se trouve ainsi à l’origine de la nouvelle guerre froide, dont le théâtre majeur n’est plus l’Europe mais l’Indo-Pacifique, qui concentre les sources de la croissance mondiale ainsi que les risques liés à la prolifération nucléaire, à la multiplication des cyberattaques, à la poussée de l’islamisme ou au réchauffement climatique.
L’Indo-Pacifique s’impose donc comme la priorité des grandes puissances. Il a été érigé depuis 2019 en théâtre d’opérations principal des forces américaines avant de devenir le cœur de la stratégie de Joe Biden, fondée sur le réengagement des États-Unis auprès de leurs alliés asiatiques et européens et sur une approche pragmatique de la Russie pour la détacher de la Chine.
Le repositionnement américain avait été préparé par le Japon de Shinzo Abe, qui inaugurait un rapprochement avec l’Inde. Par le dynamisme de sa démographie, qui dépassera celle de la Chine en 2027, comme par son potentiel économique, celle-ci joue un rôle clé pour contrer les ambitions impériales de Pékin. Sous l’effet de l’encerclement de l’Inde par les routes de la soie et de l’extension des affrontements militaires dans l’Himalaya, Narendra Modi, en dépit de son hostilité à l’Occident et de son attachement à l’autonomie stratégique de son pays, a entrepris de se rapprocher de Washington. L’Inde participe désormais pleinement au Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) avec les États-Unis, le Japon et l’Australie ainsi qu’aux opérations destinées à défendre la liberté de commerce et de navigation dans les détroits par lesquels transite la moitié de la consommation mondiale de pétrole.
Après des décennies d’aveuglement volontaire, l’Union a pris conscience lors de l’épidémie de Covid de sa dépendance envers Pékin pour les biens essentiels et de la mise sous influence chinoise de démocraties illibérales comme la Hongrie. Pour autant, les Européens demeurent très divisés, en particulier du fait de la diplomatie mercantiliste de l’Allemagne et de leurs moyens limités pour se projeter dans l’Indo-Pacifique alors qu’ils restent incapables d’assurer leur propre sécurité.
L’Indo-Pacifique peut endiguer le total-capitalisme chinois. Mais beaucoup reste à faire pour transformer l’idée en stratégie efficace. La coordination entre les États-Unis, l’Europe et les démocraties asiatiques ne peut être placée sous la seule réassurance américaine comme en 1945. L’objectif reste d’éviter la confrontation armée avec Pékin, notamment en rendant très coûteuse la conquête de Taïwan. Et ce en conservant la supériorité militaire et technologique. En défendant le droit international. En diversifiant les chaînes de valeur. En poursuivant le dialogue avec la société civile chinoise, telles les nouvelles générations de Hongkong et de Taïwan, de Thaïlande ou du Myanmar, qui ne se reconnaissent pas dans le pouvoir totalitaire.
La survie de l’Occident se joue sur le théâtre indo-pacifique, mais le succès de cette stratégie dépend d’abord de la capacité des démocraties à se réinventer, à tenir leurs promesses, à assumer et à défendre leurs valeurs.
(Article paru dans Le Point du 8 juillet 2021)