L’Europe centrale s’est renforcée sous l’impulsion d’Angela Merkel, tandis que les pays du Sud, surendettés, plongent. L’Union y survivra-t-elle ?
Avec les élections législatives du 26 septembre et la fin du long règne d’Angela Merkel pointe une évolution majeure de la politique européenne de l’Allemagne. Ce pays ne peut plus se remettre entre les mains des États-Unis – dont la démocratie reste minée par les fractures de la nation, les pulsions de l’électorat et la dérive populiste du parti républicain –, et son mercantilisme devient incompatible avec le durcissement idéologique du total-capitalisme chinois comme avec la politique de puissance des démocratures. L’Allemagne l’a acté en acceptant le plan Next Generation EU de 750 milliards d’euros, dont elle est le premier contributeur.
Elle a aussi entrepris une réorientation de sa politique européenne qui ne se confond plus avec le couple franco-allemand et se redéploie vers l’est du continent. Cette posture est confortée par la montée en puissance des Verts, hostiles au nucléaire, aux investissements ou aux interventions militaires.
Le basculement a été accéléré durant la pandémie par la divergence entre le nord et le sud de la zone euro, qui tend à s’amplifier avec la reprise. Les échanges de l’Allemagne avec les quatre pays du groupe de Visegrad sont en passe de dépasser ceux qu’elle réalise avec la France, l’Italie et l’Espagne. Ils atteignent 13 % de ses exportations de produits manufacturés, tandis qu’elle absorbe entre 21 et 30 % de leurs exportations.
L’Europe centrale et orientale était déjà l’hinterland de l’industrie allemande. En Pologne notamment, elle devient un marché majeur. Par ailleurs, les tensions autour de la démocratie masquent une convergence économique avec la maîtrise des dépenses et de la dette, l’adhésion à l’économie de marché et à la concurrence, l’intégration des chaînes de valeur industrielles.
Simultanément, l’exaspération croît en Allemagne devant l’incapacité des pays du Sud – notamment de la France – de redresser leur croissance et de rétablir leurs finances. La dette publique allemande sera limitée à 70 % du PIB en 2021 et retombera à 60 % du PIB en 2028. Elle approche ou dépasse 120 % du PIB dans l’Europe méditerranéenne, culminant à 160 % du PIB en Italie et à 205 % du PIB en Grèce. La situation est particulièrement dégradée en France, où les dettes publiques et privées ont augmenté de 50 points de PIB en 2020 et où soixante-sept ans seront nécessaires pour retrouver le niveau de dette publique antérieur à l’épidémie de Covid.
Dès lors, les tensions ne peuvent que s’exacerber autour de la stratégie d’expansion monétaire de la BCE, de la poursuite de ses achats de titres et de la stabilité des prix. La divergence de la croissance, de l’emploi et des dettes menace la pérennité de l’euro, surtout en cas de remontée des taux d’intérêt.
L’explosion des dettes dans les pays du Sud n’a été rendue possible que par la BCE, qui a acquis 1 115 milliards d’euros d’actifs depuis mars 2020, et notamment 186 milliards d’euros de dette française. Or, dans le même temps, l’inflation est de retour : la hausse des prix a atteint en mai 2 % dans la zone euro et 2,5 % en Allemagne, et devrait s’élever à 3 et 4 % à la fin de l’année. La stratégie de la BCE – tirant depuis 2008 les leçons de ses erreurs, qui contribuèrent à déclencher la crise de l’euro – privilégie à raison la stabilité de la zone et de l’Europe du Sud. Mais elle ne correspond pas aux intérêts de l’Allemagne, qui réassure de fait l’euro, et n’est pas soutenable dans la durée.
D’où la tension autour de la révision des règles du pacte de stabilité, suspendu jusqu’en 2023, question clé que la France souhaite inscrire à l’agenda de sa présidence de l’Union mais sur laquelle elle a perdu, de fait, toute légitimité.
À terme, l’Allemagne se ménage deux options pour l’évolution de la zone euro et de l’Union, dont elle assume désormais seule le leadership face à une France déclassée et isolée. La première a été dessinée par Wolfgang Schäuble dans ce qu’il désigne comme un moment hamiltonien associant fusion des dettes des États et interdiction d’en contracter de nouvelles sur le plan financier, ainsi que suppression du droit de veto et généralisation du vote à la majorité sur le plan institutionnel.
En cas d’échec, la stratégie alternative consisterait dans la réassurance de l’euro par un bloc économique et commercial autour de l’Allemagne, après le défaut et le départ des pays du Sud fragiles. Elle s’inscrirait dans la continuité de la décision du 5 mai 2020 de la cour de Karlsruhe qui remet en cause la suprématie du droit européen sur celui des États membres et la compétence exclusive de la Cour de justice de l’Union pour juger des actes des institutions européennes.
La décennie 2020 sera décisive. Soit l’intégration du continent est consolidée par l’émergence d’une Europe politique et protectrice, soit, dans le prolongement du Brexit, l’Union implosera. Le basculement du centre de gravité économique et politique vers le nord et l’est du continent s’inscrit dans la continuité de sa réunification. Mais les crises qui se sont succédé depuis le début du siècle – du krach de 2008 à la crise du Covid – l’ont transformé en divergence explosive avec l’Europe du Sud. Et le seul antidote efficace au basculement de l’Allemagne vers l’est demeure la reconstruction de la France. Le problème, c’est que le premier s’accélère tandis que notre pays est en panne…
(Article paru dans Le Point du 17 juin 2021)