La renaissance de l’espace est indissociable de la nouvelle guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine.
Soixante-dix ans après la publication du livre de Wernher von Braun, The Mars Project, plus de cinquante ans après que Neil Armstrong eut effectué les premiers pas de l’homme sur la Lune, la conquête spatiale connaît un second souffle.
Les États-Unis viennent de poser le rover Perseverance et de faire voler le drone Ingenuity sur Mars. Ils entendent retourner sur la Lune avant la fin de la décennie afin de préparer les futures missions vers Mars. La Chine effectue à une vitesse stupéfiante sa Longue Marche vers l’espace : alunissage d’un véhicule sur la face cachée de la Lune en 2019, retour d’échantillons lunaires sur terre en décembre 2020 ; lancement du module central de la station spatiale Tianhe (Harmonie céleste) en avril 2021 avec pour objectif d’en assembler tous les éléments pour fin 2022 ; atterrissage en douceur du rover Tianwen-1 sur Mars le 14 mai. Elle ambitionne d’envoyer des taïkonautes sur la Lune avant 2030 et de prendre de vitesse les États-Unis dans la course vers Mars.
La renaissance de l’espace est indissociable de la nouvelle guerre froide qui oppose les États-Unis et la Chine. L’espace fut avec le nucléaire au cœur de la rivalité entre les États-Unis et l’Union soviétique dans le monde bipolaire de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il décidera, avec l’intelligence artificielle et les données, de l’issue de la confrontation entre Washington et Pékin au XXIe siècle. Il détermine en effet les performances des armées modernes, qu’il s’agisse de renseignement, de commandement, de communications ou d’opérations. Dès lors, en dépit du traité de 1967 qui interdit le placement d’armes de destruction massive en orbite, l’espace se militarise rapidement, notamment à travers l’espionnage ou la destruction de satellites par la guerre électronique ou cybernétique, par des frappes laser ou par des missiles (la Russie, les États-Unis, la Chine et l’Inde ont effectué avec succès des tirs sur des satellites en orbite basse). Toutes les grandes puissances ont ainsi créé des commandements de l’espace au sein de leurs forces armées.
Simultanément, l’espace s’affirme comme l’infrastructure critique de l’économie numérique et joue un rôle déterminant dans la compétitivité des nations et des continents. À l’ère des données et de l’intelligence artificielle, les constellations de satellites seront vitales pour la connexion des hommes avec la 5G, l’internet des objets ou les véhicules autonomes, voitures, avions, bateaux ou drones. L’espace sera donc au XXIe siècle ce que fut la mer au XIXe siècle : qui le contrôle gouvernera la Terre.
La deuxième phase de la conquête spatiale se distingue cependant de la première et s’organise autour d’une triple rupture. Sur le plan technologique, les lanceurs réutilisables et la miniaturisation des satellites permettent le déploiement à des coûts compétitifs de mégaconstellations à double capacité civile et militaire : la Chine utilise ainsi systématiquement à des fins militaires les doublures de ses satellites voire des modules de sa station spatiale.
En devenant un marché, l’espace échappe en partie au monopole des États et acte la partition de la mondialisation. Alors qu’en Chine, il demeure sous l’emprise de l’État et du Parti communiste, il est marqué aux États-Unis par l’arrivée en force des entrepreneurs et des géants du numérique : Elon Musk avec la constellation Starlink (4 400 satellites à terme), la fusée réutilisable Falcon 9 et Dragon Crew pour desservir la Station spatiale internationale, le lanceur lourd Starship destiné aux missions vers la Lune et Mars ; Jeff Bezos avec la constellation Kuipper (3 200 satellites en orbite basse dont la moitié avant 2026) et la fusée New Glenn.
Enfin, la course à l’espace est désormais dominée par les États-Unis et la Chine, tandis que la Russie et l’Europe sont marginalisées. La Russie tente de valoriser son expérience des vols habités auprès de Pékin à travers l’accord de mars 2021. L’Europe est menacée d’être écartée du marché des lanceurs et se replie sur des programmes de second rang, comme une constellation de satellites autour de la Lune pour assurer la connexion entre les astronautes et la Terre. Sous l’aura de Thomas Pesquet et sa mission au sein de la Station spatiale internationale, le modèle européen centralisé, complexe et bureaucratique, apparaît caduc. Il souffre d’un sous-financement chronique mais aussi des divergences croissantes entre la France, arrimée aux organisations et aux technologies du programme Ariane, et l’Allemagne, qui entend combler son retard en favorisant l’innovation et en mobilisant sa puissante industrie automobile au service de l’espace dont dépend sa survie.
L’espace constitue l’une des clés de l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe, tant sur le plan technologique et économique que sur le plan militaire.
(Chronique parue dans Le Figaro du 24 mai 2021)