Le malaise de l’armée est le symptôme d’un mal plus profond et plus général : la déliquescence de l’État et la décomposition de la nation.
Les tribunes publiées par des généraux à la retraite puis par des militaires de tout rang soulignant le risque de guerre civile qui nécessiterait l’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre public témoignent du délitement de la démocratie et de l’État en France.
Sur le fond, le constat dressé de l’effondrement de la sécurité est incontestable. Il rejoint l’avertissement lancé par Gérard Collomb, qui n’est pas connu pour avoir le profil d’un général putschiste, lors de son départ du ministère de l’Intérieur le 3 octobre 2018, soulignant que « la loi du plus fort a pris la place de la République » et que l’« on vit côte à côte, je crains que demain on ne vive face à face ». Par ailleurs, avec l’opération Sentinelle, l’armée se trouve déjà engagée sur le territoire national à hauteur de 7 000 hommes pour contribuer à la lutte contre le terrorisme. Dans sa forme, en revanche, l’appel suivi d’une pétition nationale viole le principe de loyauté et de neutralité des armées. Et ce au moment où sa violation par Jair Bolsonaro a conduit, au Brésil, l’ensemble des chefs d’état-major à démissionner pour garantir son respect.
À l’aube d’un cycle électoral décisif pour une France déclassée et menacée de voir l’extrême droite arriver au pouvoir, l’incongruité des prises de position publiques au sein de la communauté militaire n’a d’égale que le ridicule de la réaction du gouvernement. Sous cette farce politico-militaire pointe cependant le grand malaise des armées. Et sous le malaise des armées pointe la révolte de l’État régalien, pris en tenaille entre les demandes légitimes des citoyens d’une part, l’effondrement parallèle de ses moyens et des valeurs républicaines qu’il est censé incarner et défendre, d’autre part.
La démission forcée du général de Villiers le 19 juillet 2017, après son humiliation publique par Emmanuel Macron devant les chefs militaires de nos partenaires et de nos alliés le 13 juillet, a créé un fossé de défiance entre le président et l’armée qui n’a jamais été comblé. Cet acte arbitraire s’ajoutait au contresens historique lié à l’abandon de l’appellation de ministère de la Défense nationale pour celui des Armées. Emmanuel Macron a ainsi pris le contre-pied de l’attitude du général de Gaulle rappelant aux militaires « Vous n’êtes pas l’armée pour l’armée, vous êtes l’armée de la France » et témoigné de son incompréhension devant la nécessité d’une stratégie globale de sécurité pour répondre aux risques planétaires.
Dans la continuité du revirement effectué par François Hollande en 2015, le budget de la Défense a été augmenté à partir de 2018 – conformément à la remontée en puissance préparée par le général de Villiers. Il n’a cependant pas permis de réduire le grand écart entre les ambitions de puissance de la France et les moyens qu’elle consacre à sa défense. Nos armées restent l’un des rares secteurs performants de l’action publique. Mais elles sont écartelées entre leurs moyens limités et la multiplication à l’infini de leurs missions et de leurs opérations pour tenter de remédier à la faillite des administrations civiles – de Sentinelle au service universel en passant par la projection d’un hôpital de campagne durant la pandémie. D’où un surengagement qui se traduit par la fuite des talents et des compétences. D’où la divergence entre un pouvoir civil incapable d’élaborer une stratégie crédible de sécurité et un pouvoir militaire qui cherche à s’autonomiser et à se protéger du désordre de l’État.
Au-delà des armées, le quinquennat d’Emmanuel Macron débouche ainsi sur une crise aiguë de l’État régalien. L’État a perdu non seulement le contrôle de l’ordre public mais le monopole de l’exercice de la violence légitime face à la conjonction des menaces issues des démocratures, du terrorisme islamiste, de l’explosion des agressions, des violences urbaines et des braises toujours chaudes du mouvement des Gilets jaunes. L’épidémie de Covid-19 lui a porté le coup de grâce en soulignant son absence d’anticipation, sa faillite dans la gestion des crises et son incapacité opérationnelle. Face au chaos qui gagne, militaires, policiers et magistrats n’ont plus en partage que la fronde contre le chef de l’État et son gouvernement.
Le ministère de l’Intérieur, faute de modernisation de ses structures, de ses méthodes et de ses équipements, particulièrement dans le domaine numérique, se trouve dans l’impossibilité de répondre aux multiples urgences. La justice prolétarisée fait naufrage, comme en témoignent l’arrêt des tribunaux durant trois mois en 2020 au prétexte du confinement et la perte de toute confiance de la part des citoyens. La diplomatie n’est pas en meilleur état qui, sous la prétention d’un réseau et d’une influence planétaires, se trouve marginalisée par la fonte de ses moyens, par une politique étrangère sans cap et par le discrédit de notre pays en Europe qui laisse l’Allemagne seule en position de leader de l’Union. La crise de l’État régalien du fait de sa cannibalisation par l’État providence, qui absorbe 34 % du PIB, remonte à plusieurs décennies. Mais Emmanuel Macron a provoqué son emballement en l’instrumentalisant pour asseoir sa posture jupitérienne tout en achevant de le délégitimer. En persistant à en faire une variable d’ajustement budgétaire. En affichant sa volonté de supprimer le corps préfectoral, ultime symbole de l’État et de l’ordre public sur le territoire national. En confiant les portefeuilles régaliens à des ministres sans compétence ni poids politique ou encore à contre-emploi, comme Éric Dupond-Moretti, qui reprend à son compte l’antienne selon laquelle il n’existe pas de problème de sécurité mais seulement un sentiment d’insécurité, quand bien même l’insécurité a coûté l’élection de 2002 à Lionel Jospin. En entretenant une ambiguïté délétère autour de la défense des valeurs de la République jusqu’à obtenir – comble du paradoxe ! – que l’extrême droite soit considérée par les Français comme leur meilleur garant.
La décomposition de la nation est proportionnelle à la perte de contrôle de l’ordre public et à la déliquescence de l’État régalien. L’État prétend de plus en plus diriger les Français et dicter leurs comportements alors qu’il est incapable de les protéger et de remplir ses missions essentielles. Il est ainsi le meilleur allié des populistes. Le rétablissement de la sécurité publique est la condition du retour de la confiance des citoyens dans la démocratie. Au lieu de multiplier les états d’urgence pour masquer l’impuissance publique, la priorité doit aller à la reconstruction de l’État régalien. Au lieu de discourir beaucoup et décider peu, il est temps de parler peu et d’agir fort.
(Article paru dans Le Point du 20 mai 2021)