La politique d’apaisement de l’Union européenne avec la Turquie est d’autant plus étonnante que l’UE dispose d’importants moyens de pression sur Ankara.
S’inspirant de Vladimir Poutine qui expulsa en février des diplomates d’Allemagne, de Pologne et de Suède au cours de l’entretien entre Josep Borrell et Sergueï Lavrov à Moscou, Recep Tayyip Erdogan a humilié l’Union en reléguant Ursula von der Leyen sur un sofa, à bonne distance de Charles Michel et de lui-même. Il a ainsi affiché son mépris pour l’égalité entre les sexes et plus largement pour les valeurs universelles dont se réclame l’Europe, dans le droit fil du retrait d’Ankara de la convention d’Istanbul destinée à lutter contre les violences faites aux femmes.
Cette mise en scène indigne, dont il reste incompréhensible que les deux plus hauts dirigeants de l’Union s’y soient soumis, souligne l’inconséquence de la politique d’apaisement poursuivie vis-à-vis de la démocrature islamique de Recep Tayyip Erdogan. Elle illustre le fossé entre les ambitions de l’Union et son incapacité à défendre ses intérêts comme ses principes. Avec la Turquie, l’Union est en passe de faire la démonstration de son impuissance à assurer sa sécurité.
Sur le plan intérieur, Recep Tayyip Erdogan a achevé la liquidation de l’héritage de Mustafa Kemal, avec pour symbole la transformation de Sainte-Sophie en mosquée en juillet 2020. Il concentre tous les pouvoirs de par la Constitution de 2018 et a créé un État AKP qui contrôle l’économie et islamise la société, quadrillée par des milices armées.
Sur le plan international, la Turquie poursuit méthodiquement la reconstitution de l’empire ottoman. Elle s’est mise au ban de l’Alliance atlantique en déployant des systèmes antimissiles russes S-400. Elle multiplie les interventions militaires dans le nord de la Syrie et de l’Irak, en Libye et au Haut-Karabakh. Enfin, elle déstabilise l’Europe en violant la souveraineté de la Grèce et de Chypre en mer Égée, en réislamisant les Balkans, en manipulant les communautés turques émigrées et en pratiquant un chantage aux 4 millions de réfugiés qu’elle menace de lancer vers le continent.
Force est de constater que les Européens, tétanisés par l’arme fatale des migrants, commettent une double erreur face à la Turquie. D’un côté, ils sous-estiment la menace stratégique que constitue la démocrature islamique d’Ankara. Mais de l’autre, ils surestiment la position de Recep Tayyip Erdogan, qui est surtout fort des faiblesses de l’Union.
Avec plus de 3 millions de cas et un chiffre officiel de 30 000 morts – mais dans la réalité plus du double – , la Turquie paie un tribut très lourd à l’épidémie de Covid-19. Elle fait partie des rares pays à avoir enregistré une croissance positive en 2020 (1,8 %), mais au prix d’une politique insoutenable fondée sur la hausse de 25 % de la dette des ménages en trois mois et sur un déficit de la balance courante de 5 % du PIB. La récession n’a été que différée et amputera la richesse nationale de 4 à 5 % en 2021, sur fond d’un chômage touchant 17,4 % de la population active en dépit de l’interdiction des licenciements et d’une inflation sortie de tout contrôle à 16 %.
Depuis l’élection de Joe Biden, Recep Tayyip Erdogan ne bénéficie plus de la complaisance des États-Unis. Sa relation avec la Russie de Vladimir Poutine est dans l’impasse du fait de leur confrontation en Syrie et dans le Caucase. La Turquie est totalement isolée au sein du monde arabo-musulman où les Frères musulmans sont discrédités ; il n’est pas jusqu’au Qatar qui a renoncé à assurer ses fins de mois.
La politique d’apaisement de l’Union est d’autant plus absurde alors qu’elle se trouve en position de force en absorbant 41 % des exportations et en générant les deux tiers des investissements directs étrangers en Turquie. Elle doit céder la place à une stratégie de cantonnement de la démocrature islamique de Recep Tayyip Erdogan, en application du proverbe turc qui veut que « sabre d’argent coupe sabre d’acier ». Et ce autour de sept priorités : l’arrêt des négociations autour de l’adhésion de la Turquie à l’Union ; la suspension de l’accord douanier et l’instauration de sanctions économiques contre Recep Tayyip Erdogan, sa famille et les oligarques proches en cas de poursuite des agressions ; la conditionnalité de toute aide européenne à la saisine de la Cour internationale de justice de La Haye sur la délimitation des zones économiques exclusives en mer Égée ; le non-renouvellement de l’accord léonin de 2016 sur les migrants ; le soutien à la Grèce et à Chypre et la mise en place d’un contrôle strict des frontières terrestres et maritimes avec la Turquie ; le dialogue avec la société civile et les forces démocratiques turques associé au démantèlement des réseaux islamistes et nationalistes turcs en Europe ; la suspension de la coopération militaire avec la Turquie au sein de l’Otan.
L’Union européenne connaît à l’occasion de l’épidémie de Covid-19 un moment de vérité. Mais si elle échoue, elle ira vers la désintégration. Continuer à céder à Erdogan, ce n’est pas seulement affaiblir gravement la sécurité du continent, c’est dire adieu à l’Europe .
(Chronique parue dans Le Figaro du 12 avril 2021)