Avec Joe Biden, l’Amérique entre dans le monde multipolaire du XXIe siècle, où la fin de son hégémonie n’implique pas nécessairement son déclin.
Harry Truman, fils de fermiers devenu sénateur du Missouri, fut choisi par le Parti démocrate pour devenir en 1944 le vice-président de Franklin Roosevelt. À sa mort, le 12 avril 1945, il devint contre toute attente le 33e président des États-Unis. Homme d’appareil peu connu et éloigné des questions stratégiques, il conduisit l’Amérique à la victoire sur l’Allemagne. Il jeta ainsi les fondements de l’ordre mondial et de la croissance de l’après-guerre, tout en élaborant la stratégie qui aboutit à la désintégration intérieure du soviétisme en 1989. Le président improbable se révéla un homme d’État à la hauteur d’un moment clé de l’histoire du XXe siècle.
Le destin de Joe Biden n’est pas sans présenter certaines similitudes avec celui de Truman. Par sa trajectoire, tout d’abord, pilier du Parti démocrate au Sénat durant un demi-siècle, vice-président resté dans l’ombre de Barack Obama et méprisé par Hillary Clinton. Par les défis qui se présentent devant lui, ensuite, et qui n’ont pas de précédent depuis les années 1940 : la dévastation des États-Unis par un Pearl Harbor sanitaire qui a fait plus de 500 000 morts et une récession historique de 3,5 % du PIB en 2020 ; la désintégration de la classe moyenne et l’explosion des inégalités ; le basculement de la nation dans une guerre civile froide autour des clivages politiques et raciaux ; la montée de la violence intérieure ; le déclin des États-Unis face à la Chine.
Il est trop tôt pour effectuer un premier bilan de l’Administration Biden. Mais ses débuts marquent un tournant. De même que le général de Gaulle avait attendu la remise en ordre des institutions et des finances de la France ainsi que la fin de la guerre d’Algérie pour déployer son grand dessein diplomatique, Joe Biden a conscience que la réaffirmation du leadership des États-Unis a pour préalable la sortie de la crise nationale qu’ils traversent et qui constitue le cœur du mandat qu’il a reçu des électeurs.
Loin de sa modération ou de son attentisme prétendus, Joe Biden a choisi de prendre tous les risques et de mobiliser l’ensemble des marges de manœuvre disponibles pour remettre l’Amérique en ordre de marche. Il a exploité à fond l’héritage positif laissé par l’Administration Trump dans le domaine des vaccins pour traiter plus de 100 millions de personnes, soit le tiers de la population, en trois mois. Faisant l’impasse sur le risque d’inflation, il a fait voter un plan de relance de 1 900 milliards de dollars, qui va porter le soutien public à 14 % du PIB en 2021, permettant une croissance de plus de 6,5 % en un retour rapide au plein-emploi. Dans la foulée, il a annoncé un programme de 2 250 milliards de dollars sur huit ans destiné à la modernisation des infrastructures et à la transition énergétique, qui sera financé par le relèvement du taux de l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 %.
Au total, c’est bien une forme de New Deal qui s’ébauche à travers le redressement des revenus de la classe moyenne, la hausse de la fiscalité sur les plus aisés et les entreprises, la réhabilitation de l’investissement public, l’application de l’état de droit au secteur numérique et la décarbonation de l’économie.
La rivalité ouverte avec la Chine est le principal facteur de continuité entre Donald Trump et Joe Biden. Joe Biden assume la nouvelle guerre froide avec Pékin, dont les ambitions de puissance et la volonté d’étouffer la liberté par l’exportation de son modèle total-capitaliste sont actées. Mais il mesure que les États-Unis ne peuvent résister seuls. D’où une politique d’endiguement fondée sur une grande alliance des démocraties restaurant la confiance avec les alliés, sur un pivot vers la zone indopacifique qui se traduit par la réassurance du Japon, de la Corée du Sud, de l’Australie et surtout de Taïwan, sur la relance du multilatéralisme, enfin.
Avec Joe Biden, l’Amérique fait sa véritable entrée dans le monde multipolaire du XXIe siècle, où la fin de son hégémonie n’implique pas nécessairement son déclin. Son retour n’est pas acquis, mais redevient possible, pour trois raisons :
- Le plan de relance sera porté par le formidable dynamisme de l’économie et de la société et témoigne de la capacité de rebond des États-Unis, qui peuvent ressouder leur nation.
- Une stratégie globale, collective et de long terme d’endiguement de la Chine est élaborée qui joue aussi sur ses faiblesses : pouvoir personnel et culte de la personnalité de Xi Jinping ; démesure et excès d’agressivité ; hostilité croissante des États et des peuples d’Asie.
- Le renouveau de la démocratie est affirmé comme la condition des réformes intérieures et de la réussite de la politique extérieure : or c’est en liant de nouveau l’exercice de la puissance et la défense de valeurs universelles que les États-Unis peuvent reconstituer leur leadership, qui ne peut être stratégique sans être aussi moral.
(Chronique parue dans Le Figaro du 5 avril 2021)