Malgré les guerres et le retour des régimes autoritaires, il ne faut pas désespérer de l’élan démocratique survenu depuis 2010 dans nombre de pays arabes.
Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, en Tunisie, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immolait par le feu pour protester contre la misère, les brutalités policières et la corruption. Moins d’un mois plus tard, le président tunisien Ben Ali fuyait son pays. L’onde de choc se propagea alors dans le monde arabe pour donner naissance à la plus importante vague révolutionnaire depuis 1945, avec des soulèvements en Égypte le 17 février 2011, à Bahreïn le 15 février, en Libye le 17 février, puis en Syrie le 6 mars.
Dix ans après, les espoirs du Printemps arabe ont été largement déçus, tout comme ceux qui portèrent le Printemps des peuples européens en 1848. Les dictateurs régnant en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en Libye ont certes été renversés. Mais l’aspiration à la démocratie a été partout écrasée, à l’exception de la Tunisie. Le bilan apparaît tragique : sur le plan humain, plus d’un demi-million de morts et près de 20 millions de déplacés ; sur le plan économique, un grand bond en arrière entraînant l’appauvrissement des populations ; sur le plan politique, le renforcement des régimes autoritaires et le recul de l’État de droit ; sur le plan stratégique, le basculement du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord dans le chaos.
Sur les dix pays qui ont connu des soulèvements, seule la Tunisie a vécu une transition vers la démocratie. Mais la situation reste très précaire en raison de l’instabilité politique, de la pression des islamistes et, surtout, de la crise économique. La stagnation du PIB autour de 40 milliards de dollars a provoqué une chute de la richesse par habitant de 4 140 dollars en 2010 à 3 295 dollars en 2020, avec une inflation qui atteint 6 % par an, un taux d’emploi de moins de 40 % de la population active, une dette publique s’élevant à 85 % du PIB et une dévaluation de plus de 75 % du dinar contre l’euro.
Quatre pays, la Syrie, l’Irak, la Libye et le Yémen, sont enfermés dans des guerres sans fin, qui juxtaposent les conflits ethniques et religieux intérieurs avec l’intervention de puissances extérieures. La Syrie, avec ses 500 000 morts, ses 12 millions de réfugiés sur une population de 22 millions d’habitants, sert de laboratoire aux conflits du XXIe siècle. Bachar el-Assad n’a sauvé son régime qu’au prix de son allégeance à la Russie de Vladimir Poutine et à l’Iran d’Ali Khamenei ainsi que de la partition du pays, dont le Nord est désormais occupé par la Turquie. La Libye, depuis la mort de Muammar Kadhafi, et le Yémen, depuis la chute du président Ali Abdallah Saleh en 2011, sont également plongés dans le chaos et en voie d’éclatement, les conflits tribaux et religieux étant redoublés par les interventions militaires de la Russie et de la Turquie dans un cas, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran, dans l’autre.
Partout ailleurs, les régimes autoritaires se sont maintenus et durcis, avec pour symbole la contre-révolution conduite par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi en Égypte. À Bahreïn, le soulèvement chiite fut réprimé dans le sang par le pouvoir sunnite soutenu par l’Arabie saoudite.
L’échec du Printemps arabe se joua dès 2012, autour de la résistance du régime de Damas face à une opposition rapidement dominée par les djihadistes et de la débâcle de la présidence Morsi en Égypte. L’avortement des transitions démocratiques s’explique par l’absence de projet ou de forces d’opposition organisées qui laissèrent le champ libre aux islamistes, comme ce fut le cas en Iran en 1979. Par ailleurs, le contexte géopolitique changea radicalement avec l’essor de l’État islamique, qui contraignit l’Occident à donner la priorité à la lutte contre le djihadisme, avec l’élection de Donald Trump qui légitima les hommes forts, avec le repli des États-Unis qui ouvrit de vastes espaces à la Russie, à l’Iran et à la Turquie, avec la recomposition du Moyen-Orient autour d’un axe anti-iranien composé d’Israël, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et du Maroc.
Pourtant, le monde arabe n’est pas perdu pour la démocratie et son Printemps connaît un renouveau depuis 2019, porté par la mobilisation de la jeunesse et des sociétés civiles. Malgré la terreur, l’aspiration à la liberté survit et gagne en maturité, en évitant l’instrumentalisation par l’islamisme. Au Soudan, la révolte populaire a obtenu le départ de Omar el-Bechir et la transition est engagée grâce à la coopération entre civils et militaires. En Algérie, le hirak se poursuit depuis deux ans en restant fidèle à la démocratie et à la non-violence, face à un pouvoir militaire resserré autour du président Tebboune après la chute du clan Bouteflika. En Irak et au Liban, de plus en plus fort après la dévastation de Beyrouth par l’explosion du port en août 2020, la population se dresse contre l’organisation confessionnelle du pouvoir, la misère et la corruption, la soumission des dirigeants à l’Iran.
Le Printemps arabe s’est achevé dans la guerre civile portée par les islamistes et le retour des régimes autoritaires. Mais la démocratie est le fruit d’un long apprentissage, comme l’a montré l’Europe. Et le retour des régimes autoritaires débouchera tôt ou tard sur de nouvelles révolutions, compte tenu de leurs pathologies et de leur débâcle économique, amplifiée par l’épidémie de Covid, qui se traduit par une chute du PIB de 15 % et la destruction de 17 millions de postes de travail au Moyen-Orient, ainsi que par le début de la fin de la rente des hydrocarbures. Voilà pourquoi la stratégie des démocraties vis-à-vis du monde arabe, notamment en Europe, doit cesser d’être obnubilée par les réfugiés pour allier lutte contre le djihadisme, pression pour les réformes et soutien des sociétés civiles.
(Article paru dans Le Point du 25 février 2021)