Quand des investisseurs amateurs se mettent à spéculer en Bourse et font perdre des milliards aux hedge funds, c’est « Main Street contre Wall Street ».
Après le Capitole, une minorité d’Américains s’est lancée à l’assaut de Wall Street à partir des plateformes de courtage numérique Reddit et Robinhood. L’activisme a basculé des fonds d’investissement vers les investisseurs individuels, qui ont retourné l’arme de la vente à découvert – qui consiste à emprunter des actions puis à les céder à terme pour obtenir l’effondrement des cours, avant de les racheter à bas prix et d’enregistrer la plus-value – contre les financiers spécialisés dans la spéculation à la baisse contre les sociétés en difficulté.
Ainsi, le forum WallStreetBets, qui rassemblait 7 millions d’investisseurs particuliers et en a gagné 6 millions depuis, s’est engagé à l’été 2020 dans la défense de GameStop, une chaîne de magasins de jeux vidéo dont le chiffre d’affaires a été divisé par deux et le cours de Bourse a chuté de 90 % en dix ans. La valeur de l’action, qui stagnait à 2,5 dollars, a explosé pour atteindre 470 dollars, gagnant 1 600 % au cours du mois de janvier 2021, avant de rechuter autour de 62 dollars. Les fonds qui détenaient de fortes positions vendeuses sur le titre se sont trouvés en situation de quasi-faillite, Melvin Capital perdant 3,7 des 10 milliards qu’il gère. La révolte des boursicoteurs s’est ensuite étendue aux actions d’AMC, de Blackberry ou de Nokia (+ 130 % en deux jours), puis au marché de l’argent, qui a brusquement gagné 16 % avant de reculer de 8 %.
Au premier abord, la revanche des pigeons plumant les vautours semble réconcilier la finance avec l’économie et la morale. La réalité est plus complexe. La rébellion des investisseurs individuels contre l’industrie financière a été rendue possible par la forte baisse des cours provoquée par l’épidémie de Covid, par la révolution numérique, qui a fait émerger des plateformes de courtage gratuites et les réseaux sociaux, par le déversement de fonds publics sur des Américains confinés et sevrés de consommation. Elle est mue à la fois par la volonté de s’enrichir rapidement et à tout prix et par la haine des élites et de Wall Street, nourrie par les krachs de 2001 et 2008. Mais, à la fin du jeu, les pertes liées à l’effondrement des cours après leur envol s’avèrent très lourdes pour l’immense majorité des petits porteurs.
Ce populisme boursier n’est par ailleurs pas sans lien avec l’idéologie et les modes de mobilisation de l’extrême droite américaine. Il constitue un risque systémique pour les marchés, tout comme l’assaut du Capitole a souligné la fragilité de la démocratie aux États-Unis. La contagion potentielle des défauts n’a pas été enrayée par les autorités de régulation mais par les fonds eux-mêmes, et notamment le plus puissant d’entre eux, Citadel. Ses dirigeants ont contribué à recapitaliser Melvin à hauteur de 2,75 milliards de dollars et mis en place un coupe-circuit en obligeant Robinhood, en échange de son renflouement et sous la menace d’être écarté du marché, à cesser d’opérer les titres en surchauffe. La bataille engagée autour de GameStop jette une lumière crue sur la gigantesque bulle que les politiques monétaires expansionnistes et les taux d’intérêt négatifs ont constituée sur les marchés. Leur fonction, qui est de mobiliser des fonds au service des entreprises, d’apprécier leur valeur et d’anticiper l’évolution de l’activité, a été dénaturée pour être transformée en vaste casino.
La déconnexion avec l’économie est illustrée par la hausse de 17,8 % du S&P et de 43,6 % du Nasdaq en 2020, année où l’économie mondiale a connu une récession de 4,2 %, où le commerce et les investissements internationaux ont chuté de 10 %, où 255 millions d’emplois ont été détruits. La fièvre spéculative s’exprime également par le nombre record de 480 introductions en Bourse à Wall Street. La numérisation de l’économie n’est qu’une excuse, comme le furent les nouvelles technologies en 2001 ou la présumée stabilité de l’immobilier en 2008.
Le déchaînement de la spéculation autour de GameStop est riche d’enseignements :
- Les marchés financiers ne sont plus gouvernés en Occident par l’analyse de l’activité économique ou de la valeur des sociétés mais par l’expansion monétaire illimitée des banques centrales.
- L’afflux des particuliers constitue le signal avancé d’un futur krach, comme en 1929, quand Joseph Kennedy fit fortune en vendant tout son portefeuille après avoir été interrogé par un cireur de chaussures sur les actions dans lesquelles investir.
- La priorité devrait aller désormais non plus au déversement de liquidités supplémentaires mais à l’assainissement de l’économie de bulles qui construit la prochaine crise.
- Le paradoxe veut que ce soit aujourd’hui la Chine qui tire les conséquences de l’avertissement prophétique lancé par Maurice Allais, selon lequel « le mécanisme de la création de monnaie par le crédit est le cancer qui ronge irrémédiablement les économies de marché de propriété privée ».
(Article paru dans Le Point du 11 février 2021)