Face à des États-Unis minés par une espérance de vie en chute libre, la Chine s’affiche en reine du capitalisme et de la lutte contre la pauvreté.
La prise du Congrès, le 6 janvier 2020, par les partisans de Donald Trump, que celui-ci avait lancés à l’assaut du Capitole afin d’empêcher la certification de l’élection de Joe Biden, n’a pas de précédent dans l’histoire des États-Unis. Faisant écho à l’appel de Mao durant la Révolution culturelle de faire « feu sur le quartier général », elle démontre que le despotisme est le stade suprême du populisme et souligne la fragilité de la démocratie, y compris aux États-Unis. Les séquelles de l’insurrection seront durables tant sur le mandat de Joe Biden – qui devra tenter de réunifier l’Amérique alors qu’une majorité des 74 millions d’électeurs de Donald Trump reste persuadée qu’il a remporté l’élection – que sur la vie politique et l’image des États-Unis. Car, sous la violence et l’atteinte inouïe portée à la Constitution, dans une nation qui s’est construite autour d’elle, pointent le basculement dans l’anomie et la détresse d’une partie de la classe moyenne, qui ont été à l’origine de la victoire de Donald Trump en 2016 et qui expliquent que le trumpisme survivra à sa défaite. Et ce même si sa présidence a aggravé tous les maux qu’il dénonçait et prétendait combattre, qu’il s’agisse du déclassement d’une partie des Américains ou de la volonté de la Chine de supplanter les États-Unis.
Comme le prédisait Tocqueville, les États-Unis souffrent moins de leur impuissance que de la dilapidation de leurs formidables ressources. Rien ne l’illustre mieux que la comparaison de l’espérance de vie des Américains et de celle des Chinois. L’espérance de vie est un indicateur déterminant qui renseigne non seulement sur la démographie mais aussi sur l’économie et la société : sa chute à l’Est à partir des années 1970 fut ainsi un signal avancé de l’effondrement de l’Union soviétique et de ses satellites, mis en évidence par Emmanuel Todd dans La Chute finale. Or, en 2020, l’espérance de vie des 332 millions d’Américains a chuté de trois ans, pour s’établir à 75,8 ans. Dans le même temps, elle est restée stable autour de 77,3 ans pour 1,4 milliard de Chinois.
L’épidémie de Covid-19 constitue la raison immédiate de cette divergence : elle a tué en 2020 348 000 Américains contre 4 634 Chinois – donnée officielle sous-évaluée mais qui, même si on la multipliait par dix, ne changerait rien au constat. Pourtant, ce choc démographique, qui n’a de précédent que celui de 1918 – avec la conjonction des victimes de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole –, n’en constitue pas la cause profonde. En effet, l’espérance de vie diminue aux États-Unis depuis 2010, notamment pour la population blanche défavorisée, évolution qui, avant 2020, ne touchait qu’une poignée de pays tels que l’Afghanistan, la Somalie ou la Géorgie. À l’inverse, elle continue à progresser en Chine, où elle était réduite à 35 ans en 1949 – période où les Américains se trouvaient largement en tête. La Chine avait ainsi dépassé les États-Unis dès 2016 pour l’espérance de vie en bonne santé (68,7 ans contre 68,5 ans).
À la lumière de l’espérance de vie semble se dessiner au XXIe siècle une nouvelle grande divergence entre la Chine et l’Occident après celle du XVIIIe siècle, mais en sens opposé. L’Europe, forte de l’invention du capitalisme, de ses innovations et de son expansion impériale, s’était engagée dans la révolution industrielle au moment où la Chine s’enfonçait dans une longue stagnation du fait de son repli et de son refus du changement. Aujourd’hui, la Chine revendique sa suprématie dans la gestion du capitalisme, dans le pilotage de la révolution numérique, dans la transition écologique et dans l’exportation de son modèle autoritaire, au moment où l’Amérique se replie dans le nationalisme, le protectionnisme et l’isolationnisme.
La cause première du ciseau démographique ne réside pas dans la richesse. Il est vrai que le progrès spectaculaire de l’espérance de vie dans les pays émergents, particulièrement en Chine et dans le reste de l’Asie, accompagne leur essor : leur poids dans la production mondiale représente aujourd’hui 52 % contre un tiers en 1990. Mais, en 2020, un Américain continue à bénéficier d’un revenu annuel moyen de 63 000 dollars, sans commune mesure avec celui d’un Chinois, qui s’établit à 11 000 dollars. La divergence renvoie donc aux choix politiques. La société américaine est minée par les inégalités, par les fléaux sanitaires et sociaux comme l’obésité, les overdoses et le diabète, par les dysfonctionnements d’un système de santé qui absorbe 17 % du PIB tout en laissant 28 millions de personnes sans assurance maladie. Si la Chine a vu exploser les inégalités avec son hypercroissance, les autorités n’ont jamais renoncé à lutter contre la pauvreté, notamment pour préserver la stabilité politique du pays, à l’image des 700 milliards de dollars consacrés depuis 2015 à l’amélioration de la situation des paysans les plus déshérités, et consenti des investissements massifs dans la santé, l’éducation et désormais la protection de l’environnement.
La divergence de l’espérance de vie entre les États-Unis et la Chine constitue un signal d’alerte à l’adresse des démocraties. Elle marque que le retissage de la nation américaine et la stabilisation de la classe moyenne sont les priorités absolues de la présidence de Joe Biden. Elle rappelle que la santé demeure un bien essentiel et la protection de la population la mission première de l’État. Elle souligne que la lutte contre la pauvreté et les inégalités est la clé d’un développement durable et de la stabilité de la démocratie. Elle montre que l’issue de la rivalité entre les États-Unis et la Chine se jouera largement autour de leur capacité à préserver l’unité de leur nation et à générer le progrès économique et social, comme ce fut le cas pour le dénouement de la guerre froide, tranché par la décomposition intérieure du soviétisme. Elle invite enfin l’Europe, face à la démesure des deux puissances qui s’affrontent pour la domination du XXIe siècle, à affirmer et promouvoir son modèle et ses valeurs, notamment le respect de la dignité des hommes, en s’émancipant tant de sa dépendance à la Chine pour la fourniture de nombre de produits essentiels que de sa dépendance aux résultats de l’élection présidentielle américaine pour sa sécurité.
(Article paru dans Le Point du 14 janvier 2021)