La régulation de l’économie numérique constitue, avec la transition écologique, le principal défi pour le capitalisme et la démocratie.
L’introduction en Bourse d’Airbnb a vu l’action s’envoler de 115 %. Ce défi lancé à l’épidémie de Covid-19, qui lamine le tourisme dont la start-up de San Francisco est devenue le premier acteur en treize ans, illustre le développement fulgurant des plateformes numériques et leur résilience face aux crises. En trente ans, l’industrie digitale a réalisé la révolution technologique la plus rapide et ample de l’histoire.
Cette grande transformation a été portée par les géants américains des Gafam et par les champions digitaux du total-capitalisme chinois. Leur formidable essor s’est effectué en dehors des régulations normales du capitalisme, du droit de la concurrence et de la fiscalité. Aux États-Unis en raison du postulat de la liberté et de la neutralité d’internet. En Chine du fait de la priorité donnée par Pékin au rattrapage technologique des États-Unis.
La situation est en passe de se renverser avec la reprise en main du secteur numérique par le pouvoir politique. Et ce au confluent de quatre évolutions. L’accumulation par les géants de la technologie d’un pouvoir de marché démesuré. La formidable accélération donnée par l’épidémie de Covid-19 à l’économie digitale. La prise en tenaille des États surendettés entre la montée des coûts économiques et sociaux liés à la transition numérique et la fonte de leurs recettes découlant des stratégies d’optimisation fiscale propres à l’économie en ligne. La grande confrontation qui s’est ouverte entre les États-Unis et la Chine, dont l’enjeu est la suprématie technologique autour de la 5G et l’intelligence artificielle.
Le total-capitalisme chinois a fait preuve vis-à-vis des entrepreneurs à succès du numérique de la même brutalité dont il use pour contrôler la population ou affirmer ses ambitions de puissance. La cible de la démonstration de force a été Jack Ma, fondateur d’Alibaba, contraint par les autorités chinoises d’annuler, 48 heures avant, l’introduction en Bourse d’Ant Financial qui devait réaliser une levée de fonds record de 34 milliards de dollars.
L’humiliation infligée à celui qui devait devenir l’homme le plus riche de Chine a pour objet de rappeler à tous la primauté absolue du pouvoir du Parti communiste, y compris sur ses bras armés digitaux.
En Occident, les plateformes américaines ont conquis le monopole de la gestion des données, avec un champ d’action supérieur encore à celui des chemins de fer et des compagnies pétrolières au XIXe siècle ou des opérateurs de télécommunications au XXe siècle. Il est assis sur la rente technologique et sur la force de frappe financière permettant le rachat préventif de tout concurrent potentiel. Elles sont devenues une menace pour les sociétés développées, en accroissant les inégalités, en favorisant l’individualisme et en exacerbant la polarisation.
Une menace aussi pour la démocratie, en raison de la prise de contrôle de la vie privée des individus, du développement d’un capitalisme de surveillance, du relais offert à la propagande étrangère.
La multiplication des scandales a entraîné une prise de conscience des autorités publiques. Le réveil est venu d’Europe. Les projets de taxes Gafam et les contentieux fiscaux se sont multipliés au niveau des États comme de l’Union.
Le règlement général sur la protection des données a défini le premier régime juridique pour la collecte et l’exploitation des données et s’est rapidement transformé en norme internationale.
L’Union envisage désormais de se doter d’un système de régulation complet.
Le cœur de la bataille se déroule aux États-Unis, où l’économie numérique est en passe d’être réintégrée dans l’État de droit. La Chambre des représentants a publié en octobre un rapport qui conclut que les Gafam constituent une suite de monopoles abusant systématiquement de leur pouvoir de marché. La longue impunité dont avaient bénéficié les plateformes a pris fin. Le département de la Justice soutenu par onze États a ouvert une procédure contre Google, comparable à celle qui avait contraint Microsoft à ouvrir son système d’exploitation il y a vingt ans. Simultanément, l’autorité de la concurrence (FTC) demande le démantèlement du monopole de Facebook dans la messagerie à travers la revente de WhatsApp, Messenger et Instagram.
La régulation de l’économie numérique constitue, avec la transition écologique, le principal défi pour le capitalisme et la démocratie au XXIe siècle. Elle est un test pour la conciliation de l’innovation et de la liberté individuelle. Pour la capacité à restaurer la confiance des citoyens des démocraties dans leurs institutions. Pour un renouveau du pacte transatlantique où l’Europe devienne un partenaire à part entière, ce qui suppose qu’elle ne se contente pas de réguler mais qu’elle retrouve le goût du risque, de l’innovation et de la production.
(Chronique parue dans Le Figaro du 14 décembre 2020)