La pandémie bouscule la hiérarchie des puissances entre l’Amérique, l’Asie et l’Europe. Le monde qui émerge est multipolaire, dangereux et instable.
Les pandémies, au même titre que les crises économiques systémiques et les grandes guerres, font basculer l’Histoire. Ainsi en fut-il pour Athènes, quand la peste tua Périclès en – 429, au tout début de la guerre du Péloponnèse, ruinant la stratégie prudente qu’il avait imaginée pour battre Sparte et ouvrant la voie aux démagogues Cléon et Alcibiade, qui pervertirent la démocratie. Ainsi en fut-il pour la Byzance de Justinien au VIe siècle, pour l’Europe du Moyen Âge, qui vit disparaître le tiers de sa population au milieu du XIVe siècle, ou pour les civilisations précolombiennes, qui s’effondrèrent à la suite du choc épidémiologique provoqué par l’arrivée des conquistadors.
L’épidémie de coronavirus, par sa dimension planétaire, sa violence et sa complexité, est ainsi en passe de devenir la matrice du XXIe siècle, comme la Première Guerre mondiale fut celle du XXe siècle. Elle joue un rôle d’accélérateur et de révélateur de la nouvelle donne propre à l’histoire universelle. Elle succède à l’ordre bipolaire de la guerre froide, verrouillé par l’équilibre de la terreur nucléaire, qui s’acheva en 1989 par l’effondrement intérieur de l’Union soviétique, puis à l’après-guerre froide. Cet événement sembla marquer le triomphe de l’Occident au moment même où la mondialisation mettait fin à la domination qu’il exerçait sur l’histoire du monde depuis 1492. Le leadership des États-Unis et l’ordre de 1945 dont ils étaient les garants se sont fracassés sur la vulnérabilité affichée lors des attentats de 2001, sur le cycle des guerres perdues d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie – qui dilapidèrent plus de 6 000 milliards de dollars –, sur l’implosion de l’économie de bulles en 2008, sur l’embardée populiste de la présidence de Donald Trump, conclue par le Pearl Harbour sanitaire du Covid.
L’épidémie de Covid-19 a marqué l’entrée dans l’histoire universelle, en montrant la profondeur de l’interdépendance des hommes, des sociétés et des nations. Elle a souligné la réalité des risques planétaires – sanitaires, financiers, technologiques, climatiques, stratégiques. C’est un enfant de la mondialisation, à laquelle elle n’a pas mis un terme, comme le souligne la résistance des chaînes de valeur complexes et du commerce international, mais qu’elle a profondément restructurée autour de grands pôles régionaux. Elle a formidablement amplifié la révolution numérique. Mais elle a aussi introduit une source de tension fondamentale dans le système international, qui se trouve écartelé entre, d’un côté, la montée des menaces globales et, de l’autre, le repli et la divergence des nations. Par ailleurs, la guerre froide qui s’installe entre les États-Unis et la Chine entraîne une partition de la planète, dont l’enjeu est la maîtrise des technologies digitales et le vecteur, la constitution de deux sphères Internet dominées respectivement par l’oligopole du Gafa et le bras armé numérique du Big Brother de Pékin.
Le monde qui émerge est à la fois multipolaire, dangereux et très instable. La désoccidentalisation est désormais une réalité. Le centre de gravité du capitalisme et des échanges bascule vers l’Asie et celui du monde, de l’Atlantique vers le Pacifique. Les États-Unis ont perdu la maîtrise de la sécurité mondiale, avec la succession des conflits perdus ou en voie d’enlisement, de l’économie et de la finance avec le krach de 2008, de la santé publique avec l’épidémie de Covid. Leur avance technologique est de plus en plus contestée par la Chine. Ils cumulent croissance faible, explosion des inégalités, surendettement public et privé. Ils basculent dans un climat de guerre civile froide sous la pression des populismes qui paralysent leurs institutions. Démagogie et passions identitaires sapent toute notion de bien commun. Les divisions intérieures vont de pair avec les divergences extérieures, les États-Unis de Donald Trump ayant érigé leurs alliés européens en adversaires, tandis que l’Union se déchire sous l’effet du Brexit, du grand écart entre le nord et le sud de la zone euro, de l’opposition entre l’est et l’ouest du continent autour de la démocratie illibérale. Pis, l’Occident semble avoir perdu la foi dans ses valeurs en abandonnant la défense de la liberté politique, de la raison ou de l’esprit scientifique.
Un monde dangereux sans réassurance. Le recul et la désunion de l’Occident sont d’autant plus préoccupants que les menaces sur la sécurité des démocraties se renforcent. Loin de s’affirmer comme une norme universelle, elles reculent et sont prises sous le feu croisé du djihadisme, qui poursuit sa progression de l’Afrique à l’Indonésie tout en se développant comme un réseau social de la terreur au sein des sociétés développées, et des démocratures, qui affirment leurs ambitions de puissance : la Chine en Asie et dans le monde émergent, la Russie au Moyen-Orient et en Europe, la Turquie de la Méditerranée au Caucase. Une nouvelle course aux armements est lancée qui ne cesse de toucher de nouveaux domaines – les pôles, l’espace, le cybermonde –, portée par des dépenses militaires qui atteignaient 1 920 milliards de dollars en 2019 et progressent de 5 % par an. Le renouveau du nationalisme et du fanatisme religieux nourrit la violence – de l’extermination des Rohingyas, en Birmanie, au conflit du Tigré, en Éthiopie, en passant par le basculement du Moyen-Orient dans le chaos –, tandis que resurgit la possibilité de conflits armés majeurs entre puissances de premier rang.
Simultanément, les instruments de régulation ou d’endiguement de la violence disparaissent. Ce monde dangereux n’a plus de réassurance. Les États-Unis connaissent un fort déclin et ont renoncé à leur position dominante en démantelant leur soft power sous la houlette de Donald Trump – notamment les traités et les alliances qui structuraient l’Occident. La Chine est la puissance ascendante, mais son modèle total-capitaliste demeure un repoussoir, et son projet de conquête du leadership à l’horizon 2049 ne s’appuie que sur une pure volonté de domination à l’exclusion de toute idée de liberté, de paix et de stabilité. Par ailleurs, les institutions multilatérales, qui permettaient aux grandes puissances de dialoguer et de se coordonner, comme en 2009 pour éviter une déflation mondiale, ont été profondément déstabilisées par l’administration Trump, qui a laissé la Chine en prendre le contrôle, à l’image de l’OMS.
L’histoire universelle est ainsi traversée par la tension qu’avait pointée Raymond Aron dès 1960 dans une conférence qu’il lui avait consacrée à Londres : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entre-tuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? »
L’épidémie de Covid constitue un test impitoyable pour les nations, leurs institutions et leurs dirigeants. Elle redessine la hiérarchie des puissances du XXIe siècle selon leur capacité à maîtriser la crise sanitaire et économique.
La ligne de clivage s’établit moins entre les régimes politiques qu’entre l’Asie et le reste du monde. La Chine, dont la volonté d’occulter le virus est à l’origine de la pandémie, fait figure de grand vainqueur : elle a maîtrisé l’épidémie ; elle reste la seule puissance majeure à dégager une croissance positive de 1,8 % en 2020 et affichera fin 2021 une hausse du PIB de près de 10 % par rapport à fin 2019. Elle entend désormais asseoir sa suprématie sur le numérique et la transition écologique, avec l’objectif de la décarbonation de son économie pour 2060. Elle ne cache plus sa volonté de remettre en cause le système issu de la guerre froide dominé par l’Occident, y compris par le recours à la force.
Isoler les États-Unis. Pékin met ainsi à profit le trou d’air des démocraties et le repli des États-Unis pour s’engager dans une expansion généralisée sur le plan militaire et économique. D’un côté, adossés à un budget de défense de plus de 260 milliards de dollars, la prise de contrôle de la mer de Chine, la reprise en main de Hongkong, les menaces sur Taïwan, les affrontements avec l’Inde dans le Ladakh. De l’autre, les nouvelles routes de la soie qui ont permis d’établir des protectorats sur des pays comme le Cambodge, le Laos ou le Sri Lanka, la constitution de la zone de libre-échange asiatique du Partenariat régional économique global (RCEP). Les représailles massives contre les exportations de charbon, de coton, de céréales, de bœuf et de vin de l’Australie sont exemplaires de cette stratégie, destinées à marquer que toute nation qui commerce significativement avec la Chine doit en contrepartie renoncer à toute critique contre son parti communiste et lui reconnaître un droit de regard sur sa politique extérieure. L’objectif consiste à isoler progressivement les États-Unis en les repoussant hors d’Asie, puis en les coupant de l’Eurasie et du monde émergent.
Les États-Unis, l’Europe et les grands émergents comptent pour l’heure parmi les perdants. Le déclin relatif de l’Amérique a été formidablement accéléré par Donald Trump, dont le populisme a télescopé le principe de réalité propre à l’épidémie. Les États-Unis sont le pays le plus touché par le Covid alors qu’ils consacrent 17 % de leur PIB à la santé. Certes, ils parviendront à limiter la récession à 3,7 % en 2020, mais ils ne retrouveront leur niveau de richesse de 2019 que fin 2021. La nation n’a jamais été aussi divisée depuis la guerre de Sécession. Enfin, le pays fondé sur la liberté et qui réassurait sa survie a divorcé d’avec les valeurs démocratiques comme de ses alliés. Le défi qui se présente à Joe Biden est gigantesque, puisqu’il devra refaire la nation avant de tenter de piloter le retour de l’Amérique dans le monde du XXIe siècle.
La situation de l’Europe est plus dégradée encore. Elle n’est pas parvenue à maîtriser l’épidémie en dépit de la multiplication des mesures de restriction des libertés et de l’activité qui ont donné lieu à un sauve-qui-peut national. La récession de la zone euro s’élèvera à 7,5 % et sera accompagnée de la remontée du chômage à 8,5 % des actifs et d’une envolée de la dette publique de 85 à 105 % du PIB. L’activité ne retrouvera pas son niveau de 2019 avant fin 2022, voire 2023. L’écart se creuse irréversiblement entre la prospérité des pays du Nord et ceux du Sud, qui, telles la France, l’Italie et l’Espagne, sont menacés d’un effondrement économique et social.
Démocratures sous pression. Dans le même temps, l’Europe constitue l’une des premières cibles des djihadistes, du fait de son histoire et de la présence d’importantes communautés musulmanes sur son sol, et se trouve sous la pression directe des démocratures. La Chine poursuit la prise de contrôle à prix cassés d’actifs, d’entreprises et de technologies stratégiques. La Russie, forte de son arsenal militaire, multiplie les menaces et les interventions à ses frontières, de la Baltique à la Libye en passant par l’Ukraine. La Turquie ne cesse d’ouvrir de nouveaux fronts, violant délibérément la souveraineté de la Grèce et de Chypre, prétendant établir sa souveraineté sur la Méditerranée orientale au nom de l’idéologie de la Patrie bleue, intervenant en Syrie et en Libye, réislamisant les Balkans, quadrillant les communautés turques immigrées par les lieux de culte et les associations ultranationalistes du type des Loups gris.
Les grands émergents, à l’exception de la Chine, ont également été frappés de plein fouet, la crise humanitaire s’ajoutant au choc sanitaire et à la récession. À la fin de 2021, l’activité sera encore inférieure de 3,3 % à son niveau de 2019 en Inde, de 4,1 % en Afrique du Sud, de 4,3 % au Mexique, de 3,3 % au Brésil et de 7,1 % en Argentine, ce qui ouvre la possibilité d’une nouvelle décennie perdue. De leur côté, les démocratures sont sous pression. La Russie de Vladimir Poutine est ravagée par le virus et par une récession de plus de 6 %, masquant de moins en moins son écroulement démographique et sa stagnation économique sous sa rhétorique impériale. La Turquie de Recep Tayyip Erdogan se trouve aux abois, prise en tenaille entre virus et faillite financière. L’économie turque connaîtra une récession de 5 % en 2020, portant le chômage à 17,4 % de la population active. L’inflation atteint 12 % et la livre a perdu le tiers de sa valeur, sur fond d’un déficit courant de 4 % du PIB et d’une fuite massive des capitaux. Surtout, les réserves de change brutes sont devenues négatives de 5 milliards de dollars alors que la dette extérieure s’élève à 60 % du PIB. Le redressement de l’économie turque ne pourra s’effectuer sans une aide extérieure, qui suppose la réorientation de sa diplomatie.
L’épidémie de Covid-19 a souligné la vulnérabilité des nations et des continents. Elle débouche sur un concours de faiblesse plutôt que sur une épreuve de force, en dehors de la Chine, qui fait étalage de sa puissance, de l’Asie, qui concentre les richesses et les emplois, et de l’Allemagne, qui ne cesse de se renforcer quand l’Europe s’affaiblit. Simultanément, une nouvelle configuration émerge avec l’arrivée de vaccins contre le coronavirus et avec l’élection de Joe Biden. L’enjeu du XXIe siècle sera la liberté politique. Il n’opposera plus la démocratie aux sociétés d’Ancien Régime comme au XIXe ou aux totalitarismes comme au XXe mais aux démocratures et au djihadisme. La décennie 2020 décidera largement de son cours, suivant que l’Occident, les États-Unis et l’Europe parviendront ou non à se reconstruire. Il n’y a pas de retour possible à l’ordre mondial ou à l’Amérique de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il est à la fois inévitable et légitime que les grands émergents, dont la Chine, souhaitent participer au pilotage de l’histoire universelle à hauteur de leur poids démographique et économique. Mais cela n’implique en rien qu’il faille accepter la domination du modèle total-capitaliste de Pékin.
Le destin du siècle reste ouvert. La Chine a pris l’avantage, mais elle est très loin d’avoir gagné. L’alliance d’un capitalisme sauvage hors de tout État de droit et de la dictature d’un parti unique paraît peu soutenable à terme ; elle continue à représenter un cauchemar pour une large partie de l’humanité, comme le montrent les manifestants de Hongkong ou la résistance de Taïwan. La fermeture du marché chinois et la tutelle imposée aux géants de la technologie par Pékin – avec pour symbole l’humiliation infligée à Jack Ma, contraint d’annuler in extremis l’introduction en Bourse d’Ant – jettent le doute sur leur capacité à assumer la domination de l’ère numérique. Enfin, il n’est pas d’exemple, dans l’Histoire, de concentration extrême du pouvoir entre les mains d’un dirigeant nommé à vie, tel Xi Jinping, qui ne se soit achevée en tragédie. La terreur et l’arbitraire ne permettent de fonder durablement ni la stabilité, ni la prospérité, ni la sécurité.
Défis planétaires. La Chine, les démocratures et les djihadistes sont forts des faiblesses des démocraties. Voilà pourquoi c’est surtout leur réussite ou leur échec pour se réinventer et refonder leur unité qui déterminera l’issue de la grande confrontation qui s’est ouverte. Or il est intéressant de relever que les pays qui se sont montrés les plus résilients face aux terribles chocs de l’année 2020 sont des démocraties et des États de droit, de la Corée du Sud ou Taïwan à l’Allemagne ou la Suisse en passant par la Nouvelle-Zélande.
Aucune nation, pas même les États-Unis, n’est aujourd’hui de taille à relever seule les défis planétaires, comme l’a démontré l’échec cinglant du tournant protectionniste et isolationniste effectué par Donald Trump. Les démocraties se trouvent confrontées à une situation comparable à celle de 1945. Il leur faut à la fois reconstruire un capitalisme stable et inclusif aux antipodes de l’économie de bulles, piloter la double révolution numérique et écologique, ressouder des nations en proie à des formes de guerre civile froide, refonder leur unité pour mettre en place une stratégie de cantonnement des démocratures chinoise, russe et turque, ainsi que de désarmement du djihadisme.
L’Amérique peut compter sur la formidable vitalité de sa population, à condition de renouer avec son unité, ses alliés, mais surtout le fil de son histoire, indissociable de la liberté. L’Europe, qui s’est relevée à partir de 1945 autour du droit et du marché, doit impérativement se repenser en termes de souveraineté et de sécurité. Loin de s’en remettre aux États-Unis de Joe Biden, elle doit achever son union monétaire autour des banques et des marchés de capitaux, lancer son union économique autour du plan de relance de 750 milliards d’euros, jeter les bases de son union politique autour du contrôle de ses frontières et de la stabilisation de la Méditerranée – union politique dont la France devrait être le fédérateur. Enfin, c’est bien la liberté politique qui importe plus que l’Occident : d’où l’urgence de mettre en place une grande alliance des démocraties qui ne soit pas organisée autour des seuls États-Unis et qui intègre l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
L’avenir dépendra de la capacité des États-Unis et de l’Europe à surmonter non seulement l’épidémie de Covid, mais plus encore le poison populiste qui les ronge pour renouer avec les valeurs de la liberté, de la raison et de la responsabilité, qui se confondent avec le destin de l’Occident. Tocqueville rappelait que « la liberté n’existe pas sans morale, ni la morale sans foi ». Ce sont les citoyens des démocraties qui décideront ultimement du cours du XXIe siècle selon qu’ils perdront définitivement ou recouvreront la foi dans la liberté.
(Article paru dans Le Point du 10 décembre 2020)