Économie, gestion sanitaire, finances publiques, leadership en Europe : l’Allemagne creuse l’écart et sortira encore renforcée de la crise.
L’épidémie de Covid-19 accélère la restructuration de la mondialisation autour de pôles régionaux tout en accroissant les écarts entre les nations selon leur capacité à gérer la crise. L’Europe, avec quelque 350 000 morts et une récession de 8,5 %, reste le continent le plus touché. Dans le même temps, la divergence entre pays du Nord et pays du Sud constitue une menace majeure pour l’avenir de son intégration. Le symbole en est donné par le fossé qui sépare l’Allemagne et la France : il y a désormais une Union et une monnaie pour deux Europe.
Les réalités économiques sont têtues. La France subira une chute du PIB de 11 % en 2020, avec la perspective d’une croissance limitée à 6 % en 2021. Le chômage touchera 10 % de la population active. Le déficit commercial atteindra 72 milliards d’euros, et la dette publique s’envolera de 98 à 121 % du PIB. L’Allemagne, de son côté, parviendra à cantonner le recul de l’activité à 5,5 % du PIB et retrouvera le niveau d’avant la crise dès la fin 2021. Elle restera en plein emploi avec un taux de chômage de 4,5 %. Elle affichera un excédent commercial de 181 milliards en 2020 et conservera la maîtrise de ses finances publiques, la dette passant de 58 à 75 % du PIB. Les évolutions structurelles sont plus inquiétantes encore. Le risque d’un effondrement économique et social de la France est réel. Ses rares pôles d’excellence ont été touchés de plein fouet, à l’image de l’aéronautique, de l’automobile, de la restauration et de l’hôtellerie, du tourisme et de la culture. La France sortira de l’épidémie amputée de 10 % de sa production et ne retrouvera pas son niveau de richesse avant 2023, au mieux. L’appauvrissement des ménages ira de pair avec une forte montée des inégalités. Enfin, l’État verra sa dette poursuivre sa course folle pour culminer autour de 140 à 150 % du PIB en 2030 du fait de l’incapacité à maîtriser les dépenses publiques et du rétrécissement de la base fiscale.
À l’inverse, l’Allemagne s’inscrit dans un cercle vertueux, la force de son industrie confortant l’emploi et assurant l’excédent de ses comptes extérieurs comme la stabilité de ses finances. Elle s’appuie également sur la vigueur de sa recherche et de sa culture scientifiques. En témoignent la mise au point du premier vaccin contre le Covid par la start-up BioNTech, créée à Mayence en 2008, comme le prix Nobel de chimie 2020 attribué à Emmanuelle Charpentier – avec Jennifer Doudna –, qui dirige le Centre de recherche Max-Planck pour la science des pathogènes, à Berlin. Et ce alors que Sanofi-Pasteur, censé être l’un des leaders mondiaux du secteur, se trouve écarté de la course à la vaccination. Et qu’Emmanuelle Charpentier n’aurait sans doute pas pu conduire ses recherches en France compte tenu du carcan réglementaire comme de l’hostilité à la science qui y dominent.
L’épidémie a également jeté une lumière crue sur l’inégale capacité des dirigeants, des institutions et des sociétés à réagir et à surmonter les chocs de ce début du XXIe siècle. La France a perdu le contrôle de la situation sanitaire – avec plus de 52 000 morts pour 67 millions d’habitants –, du pilotage de son économie et de l’ordre public. Le niveau de défiance des citoyens envers leurs dirigeants est le plus élevé au sein des démocraties. À l’inverse, l’Allemagne a repris confiance en elle grâce à sa gestion performante de l’épidémie (16 000 morts pour 87 millions d’habitants), qui a fait la preuve de l’efficacité de ses institutions fédérales et de la cohésion de la nation. En dépit des manifestations violentes contre le port du masque, du renouveau du parti néonazi Der Dritte Weg, l’extrême droite est en recul. La société allemande conjugue vitalité et stabilité. Angela Merkel se trouve au faîte de sa popularité et bénéficie du plein soutien de ses administrés, la seule source d’incertitude étant liée à sa succession.
L’Union, a fortiori après le Brexit, est aujourd’hui hémiplégique. Elle se trouve écartelée entre une Allemagne surpuissante – sauf en matière militaire – et une France qui ressemble à une petite Russie démocratique, conjuguant un pouvoir autoritaire, isolé et coupé de la population, avec une économie et une société sinistrées – son ultime et fragile facteur de puissance étant dû à son modèle complet d’armée. Le déclassement de la France laisse l’Allemagne exercer seule le leadership de l’Union. Notre pays ne dispose plus d’aucune crédibilité pour défendre l’autonomie de l’Europe ou la refondation du capitalisme. L’Allemagne, qui s’impose comme l’interlocuteur privilégié des États-Unis sur le plan politique et de la Chine sur le plan économique, continue à avoir besoin de dialoguer avec la France comme représentant des pays méditerranéens mais cherche désespérément à échapper à un tête-à-tête avec un pays aux abois.
Le couple formé par une Allemagne prospère et une France en haillons est totalement dépareillé. Après 1945, l’Allemagne, géant économique et nain politique, avait épousé une France ayant rétabli sa puissance et s’adossant à une posture originale entre les blocs idéologiques de la guerre froide. Aujourd’hui, on voit divorcer un géant économique et politique d’avec un nain économique et politique. Le général de Gaulle avait pris garde de redresser l’économie, d’assainir les finances et de mettre fin à la guerre d’Algérie avant de lancer son grand dessein diplomatique. Lui savait que la souveraineté et l’autonomie stratégique relèvent de la grande illusion si elles ne reposent pas sur une économie compétitive et une forte cohésion sociale et nationale.
(Article paru dans Le Point du 3 décembre 2020)