Tournant. La crise sanitaire a encore renforcé la puissance et le monopole des Gafa. Mais les États-Unis et l’Europe se réveillent.
En trente ans, l’industrie numérique a mis en œuvre la plus importante et la plus rapide révolution technologique de l’histoire, connectant 4,8 des 7,6 milliards d’hommes de la planète, bouleversant toutes les activités et tous les métiers. Mais elle a aussi engendré deux monstres : les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), aux États-Unis, et le bras numérique du total-capitalisme chinois, formé par Alibaba, Baidu, Huawei, ZTE et Tencent, qui se partagent le monde et sont les instruments de la guerre technologique engagée entre les deux principales puissances du XXIe siècle.
En Occident, les Gafa se sont construit un monopole dont le pouvoir de marché dépasse celui des chemins de fer et des compagnies pétrolières au XIXe siècle ou des opérateurs de télécommunications au XXe siècle. Ce monopole s’est développé hors de l’État de droit et de toute régulation à la faveur du mythe de la liberté et de la neutralité d’Internet, d’une conception biaisée du droit de la concurrence centrée sur les avantages accordés au consommateur et enfin des inquiétudes croissantes suscitées par les visées hégémoniques de la Chine. Aujourd’hui, Google accapare 90 % du marché des moteurs de recherche et 87 % de celui des systèmes d’exploitation, capte 31 % de la publicité en ligne, est un acteur majeur du stockage de données et de la cartographie avec Google Maps et Waze, ce qui lui permet de connaître et de tracer les consommateurs. Facebook s’est taillé une position ultradominante dans la messagerie avec plus de 2 milliards d’utilisateurs, auxquels s’ajoutent ceux de WhatsApp (1,6 milliard), de Messenger (1,3 milliard) et d’Instagram (plus de 1 milliard), ce qui lui assure plus de 20 % de la publicité en ligne dans le monde. Amazon représente près de 40 % de l’e-commerce aux États-Unis et 20 % en Europe, grâce à l’articulation de sa place de marché avec la vente de ses produits et chaînes de magasins, de vidéos et de musique, le tout adossé à ses formidables capacités de stockage et d’exploitation des données. Le pouvoir de marché d’Apple repose moins sur le contrôle de 11 % du marché du smartphone et 13 % des systèmes d’exploitation que sur ses plateformes de téléchargement de musique et de vidéos.
Le monopole des Gafa leur assure une force de frappe financière inégalée, grâce à une capitalisation de près de 3 500 milliards de dollars et à des profits qui s’élevaient à 122 milliards en 2018, soit 18 % de leur chiffre d’affaires. Elle leur permet de racheter toute entreprise qui pourrait leur faire concurrence, d’investir le champ des services essentiels, notamment la santé, à travers la maîtrise des données, d’influencer les États et de les contester jusque dans leurs fonctions régaliennes, à l’image du projet de cryptomonnaie de Facebook, la libra.
L’épidémie de Covid-19, la multiplication des confinements, l’explosion des ventes en ligne et du télétravail ont encore accentué l’emprise des Gafa. Pour le seul troisième trimestre 2020, ils ont ainsi généré 228 milliards de chiffre d’affaires et 38 milliards de profits. Les recettes de Google et de Facebook liées à la publicité se sont envolées au détriment des médias traditionnels, tandis qu’Amazon voyait son activité progresser de 37 %, ses bénéfices tripler et le nombre de ses employés atteindre 1,1 million – avec 200 000 recrutements supplémentaires dans les prochaines semaines.
Machine à polariser. Exacerbé par la crise sanitaire et économique, le pouvoir de monopole des Gafa est devenu une menace majeure, non seulement pour le capitalisme mais aussi pour la souveraineté des États et la démocratie. Sur le plan économique, la multiplication des rentes de monopole et les biais créés par le contournement de la réglementation et de la fiscalité ruinent les entreprises concurrentes et se retournent contre l’innovation, bloquant la croissance et les gains de productivité. Sur le plan social, les Gafa sont devenus une formidable machine à polariser les sociétés et à accroître les inégalités, faisant la fortune des concepteurs d’applications et prolétarisant les opérateurs de terrain. Sur le plan fiscal, les États se trouvent contournés et privés des ressources fiscales liées à l’économie numérique alors qu’ils supportent les coûts économiques et sociaux provoqués par la révolution technologique. Sur le plan des libertés, les consommateurs nouent un pacte faustien par lequel ils aliènent, en échange d’une apparente gratuité du service, non seulement l’accès et l’utilisation de leurs données personnelles mais le contrôle de leur vie. Sur le plan politique, les réseaux sociaux confortent l’individualisme et la radicalisation des opinions, encourageant la violence et minant les nations. Sur le plan démocratique, les Gafa sont devenus une arme de destruction massive de la liberté politique, détruisant les classes moyennes, répandant la désinformation, se transformant en puissant relais d’influence des mouvements populistes, du djihadisme et des démocratures.
Fissures. Les scandales qui se sont multipliés ont souligné – avec l’affaire Snowden – la réalité de ces risques, depuis le détournement et le piratage réguliers de données personnelles jusqu’à la diffusion d’appels à la haine, d’attentats ou de massacres de masse en passant par les interventions de la Russie dans les élections aux États-Unis et en Europe.
Les interférences de la Russie dans l’élection américaine de 2016 ont ainsi provoqué un début de prise de conscience sur la nécessité de réguler les Gafa. Un premier tournant est intervenu en Europe avec la sanction, à l’initiative de Margrethe Vestager, des pratiques d’évasion fiscale d’Apple en Irlande – décision malheureusement annulée par la justice européenne en juillet dernier – ainsi que de la violation des règles de concurrence par Google. L’Union a également institué le premier régime de protection des données personnelles en mai 2018.
Dans le même temps, l’impunité dont bénéficiaient les Gafa aux États-Unis s’est fissurée. Un accord inédit est intervenu entre le département de la Justice et l’Autorité de la concurrence, confiant au premier le soin d’enquêter sur Apple et Google, à la seconde la supervision de Facebook et d’Amazon. Dans ce cadre, le département de la Justice, soutenu par onze États, a ouvert une procédure contre Google pour abus de position dominante, comparable à celle qui avait visé Microsoft il y a vingt ans et l’avait contraint à ouvrir son système d’exploitation aux navigateurs de ses concurrents. Surtout, la classe politique américaine s’est réveillée, passant du soutien inconditionnel à la mise sous surveillance rapprochée.
Au terme de seize mois d’enquête, la Chambre des représentants aux États-Unis a publié le 6 octobre un rapport qui concluait que les Gafa constituaient une suite de monopoles aussi puissants et dangereux que ceux du pétrole ou des chemins de fer dans le passé, et qui abusent systématiquement de leur pouvoir de marché. D’où un appel à réintégrer l’économie numérique dans le droit de la concurrence en reconnaissant l’existence d’infrastructures essentielles devant assurer un accès non discriminatoire à toutes les entreprises, en préconisant le démantèlement fonctionnel des plateformes, en interdisant l’autoréférencement et en instituant une obligation de notification de toute acquisition aux autorités de la concurrence. L’absence de vague bleue et la cohabitation probable de Joe Biden avec un Sénat républicain rendent peu vraisemblable l’adoption de ce programme législatif, mais les Gafa ne pourront plus échapper au droit commun de la concurrence et de la fiscalité.
Aveuglés. L’Union européenne et ses États membres, sous l’influence notamment de la France, ont longtemps été aveuglés par la quête éperdue de recettes, qui les a conduits à donner une priorité absolue à la fiscalisation des Gafa en occultant les dommages économiques et les risques pour la liberté que créait cette situation. Elle est en passe d’évoluer avec les lois pour un marché numérique (DMA, Digital Market Act) et pour les services numériques (DSA, Digital Services Act) ainsi que le Plan d’action pour la démocratie européenne, qui seront présentés les 2 et 9 décembre. Ils entendent instituer une véritable régulation des Gafa en interdisant aux plateformes structurantes de promouvoir leurs propres services et produits, en prohibant l’utilisation des données des autres entreprises pour construire un avantage concurrentiel, en facilitant le changement de service pour le consommateur, en harmonisant les procédures des autorités de régulation nationales, en protégeant enfin les citoyens européens contre les ingérences étrangères en période électorale et la désinformation. Les sanctions en cas d’infraction ne seraient plus limitées à des amendes, qui ont fait la preuve de leur faible efficacité, mais pourraient aller jusqu’au démantèlement en cas d’abus de position dominante.
À l’ère numérique, le jugement d’Adam Smith conserve toute sa justesse : « Le monopole, pour favoriser les petits intérêts d’une petite classe d’hommes dans un seul pays, blesse les intérêts de toutes les autres classes dans ce pays-là et ceux de tous les hommes dans tous les autres pays. » Comme toute technologie, la révolution numérique peut contribuer à la liberté ou mener à la servitude. Sa régulation ne peut être confiée aux entreprises numériques maîtresses des algorithmes ; elle relève du droit et de la politique. Ce n’est pas seulement le monopole économique des Gafa qu’il faut casser par le démantèlement des plateformes et la remise en cause du modèle fondé sur l’appropriation des données personnelles, c’est leur monopole dans la gouvernance d’Internet auquel il faut mettre fin.
(Article paru dans Le Point du 26 novembre 2020)