En France, terrorisme et pandémie justifient la banalisation des restrictions aux libertés, sans améliorer la sécurité collective.
L’épidémie de Covid-19 est en passe de devenir la matrice du XXIe siècle. Par sa violence et sa complexité, elle constitue un test impitoyable pour la capacité des dirigeants à gérer les crises, pour l’efficacité et la stabilité des institutions, pour la résilience des sociétés. Elle déstabilise tout particulièrement les démocraties, car les mesures sanitaires, notamment le recours au confinement, portent atteinte aux libertés fondamentales, tandis que l’organisation des élections et le débat public se trouvent profondément perturbés.
La France fait cependant exception par la concentration extrême des décisions entre les mains du président de la République comme par l’ampleur des restrictions aux libertés. La Ve République, organisée sur le primat de l’État et de son chef, n’a jamais été un régime libéral. La présidentialisation et la centralisation du pouvoir n’ont cessé de s’amplifier. La pandémie marque cependant un tournant en poussant à l’extrême la tentation étatique et autoritaire qui caractérise le quinquennat d’Emmanuel Macron. L’absence totale d’anticipation de l’État puis la perte de contrôle de la situation sanitaire, du pilotage de l’économie et du maintien de l’ordre public ont provoqué un effet de sidération et de panique chez les dirigeants comme chez les Français. Avec pour conséquence une quête frénétique de sécurité au détriment de la liberté.
Nombre de démocraties ont eu recours à des dispositions pour temps de crise, à l’image de l’état d’urgence nationale en Italie ou de l’état d’alerte en Espagne. La France demeure cependant la seule à avoir créé, avec la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020, un nouveau régime d’exception, qui s’ajoute à l’article 16 de la Constitution, à l’état de siège et à l’état d’urgence. Notre pays expérimente ainsi l’état d’urgence permanent, de 2015 à 2017, en raison du terrorisme, puis depuis 2020 en raison du Covid-19.
L’état d’urgence sanitaire autorise l’exécutif par simple décret à restreindre ou supprimer les libertés, à mettre en place des mesures de quarantaine ou d’isolement, à réquisitionner tous biens et services, à contrôler les prix. Tous les pouvoirs sont en réalité transférés au président de la République, qui les exerce à travers le Conseil de défense sanitaire. La gestion de l’épidémie se trouve ainsi placée sous un cadre militaire et régie par le secret-défense, alors qu’elle relève du Conseil des ministres ou du conseil restreint.
Le recours au Conseil de défense, qui s’inscrit dans le droit fil de la rhétorique guerrière, constitue un détournement de pouvoir. Il contribue à expliquer la faillite sanitaire de la France face aux deux vagues de l’épidémie. Son fonctionnement interdit en effet d’associer aux décisions les élus, les entreprises et les citoyens, coopération qui se trouve à l’inverse au principe de la réussite du Corona Cabinet mis en place par Angela Merkel (l’Allemagne compte 15 000 morts pour 83 millions d’habitants et a limité la récession à 5,5 %, contre 51.000 morts pour 67 millions d’habitants et une chute de 11 % du PIB en France).
La concentration des décisions entre les mains du président est allée de pair avec le désarmement des contre-pouvoirs. Le Parlement s’est transformé en chambre d’enregistrement, sans jamais débattre au fond de l’état d’urgence sanitaire ni du plan de relance, discutant sans fin d’un projet de loi de finances pour 2021 mort-né, rendu caduc par le reconfinement. De leur côté, les tribunaux se sont arrêtés durant trois mois au printemps avant de partir en vacances, ce qui n’a pas d’équivalent dans le monde développé. Les ultimes garde-fous en matière de libertés publiques proviennent désormais des juridictions et du droit européens.
Dans le même temps, l’explosion des violences et la multiplication des attentats islamistes ont déclenché une avalanche de projets et de propositions de lois qui rivalisent de mesures attentatoires aux libertés sans apporter aucune amélioration en termes de sécurité. Le symbole en est la proposition de loi sur la sécurité globale, qui est inutile, dangereuse et redondante avec le projet de loi sur le renforcement des principes républicains.
Or la démonstration a été faite depuis longtemps que la pénalisation à outrance dictée par l’actualité dégradait l’État de droit sans diminuer la violence. Terrorisme et pandémie justifient la banalisation des restrictions aux libertés. Mais ce n’est pas le droit qui empêche l’État d’agir, c’est son expansion illimitée qui le réduit à l’impuissance dans l’exercice de ses missions régaliennes.
Force est de constater que les démocraties qui ont le mieux répondu à la crise sanitaire et économique – de la Corée du Sud et Taïwan à l’Allemagne en passant par la Nouvelle-Zélande – n’ont pas eu recours à des législations d’exception, ni suspendu les contre-pouvoirs, ni dégradé leur État de droit. Au prétexte de remédier à la faillite de l’État dans la lutte contre l’épidémie et la montée de la violence, la France s’est engagée dans une course à la limitation des libertés individuelles et à l’extension incontrôlée des pouvoirs de l’exécutif qui pourrait prendre un tour tragique en cas d’arrivée à la tête de l’État d’un dirigeant populiste. Les instruments d’une démocratie illibérale se mettent en place dans l’indifférence générale ; il ne leur manque plus que d’être mises en action par un véritable autocrate.
Au lieu de prétendre donner des leçons de liberté d’expression au monde, nous serions mieux inspirés de restaurer l’État de droit en France. Cela passe par le retour à un fonctionnement normal des institutions et la sortie des états d’urgence. Cela passe par un investissement majeur dans la justice pour mettre fin à sa prolétarisation et à ses dysfonctionnements chroniques. Cela passe par la création d’une autorité indépendante pour contrôler la police. L’arsenal répressif existant n’a pas d’équivalent dans les autres démocraties : essayons déjà de l’appliquer avant de l’étendre. Surtout, prenons conscience qu’il n’est de sécurité que globale et que l’indispensable répression demeure inefficace si elle n’est pas adossée à la mobilisation des élus et des acteurs économiques et sociaux, notamment de la communauté musulmane pour lutter contre l’islamisme.
La sécurité est la première des libertés, mais la remise en question des libertés individuelles n’améliore en rien la sécurité collective. Thomas Jefferson rappelait que « qui sacrifie un peu de liberté pour se sentir en sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre ». La France d’Emmanuel Macron prétend brider la liberté pour assurer la sécurité. Elle aura l’autoritarisme et la violence.
(Chronique parue dans Le Figaro du 30 novembre 2020)