La dérive d’Erdogan masque l’effritement de son leadership ainsi que la crise sanitaire et économique qui mine la Turquie.
Winston Churchill observait que « la politique de l’apaisement revient à nourrir un crocodile en espérant qu’il vous mangera en dernier ».
Cette même stratégie est poursuivie par l’Otan et par l’Union européenne face à Recep Erdogan. Si l’impérialisme néo-ottoman et l’islamisme de la Turquie d’Erdogan diffèrent profondément du totalitarisme nazi, la menace qu’ils représentent pour la démocratie et l’Europe n’est pas moins dangereuse.
La Turquie d’Erdogan a mis à profit le retrait rapide et désordonné des États-Unis impulsé par Donald Trump ainsi que l’épidémie de Covid-19 qui ravage et paralyse l’Occident pour durcir la nature autoritaire du régime et pour accélérer son expansion extérieure.
Au plan intérieur, Recep Erdogan a achevé la liquidation de l’héritage de Mustafa Kemal en transformant Sainte-Sophie en mosquée en juillet. Cumulant tous les pouvoirs depuis la mise en place de la nouvelle Constitution de 2018, il a entrepris de contrôler et d’islamiser la société et l’économie.
Il a ainsi créé un État-AKP dans la police, la justice et l’éducation, confisqué des centaines d’entreprises pour les confier à des oligarques proches de lui, placé sous surveillance les médias et les réseaux sociaux, formé des milices armées de l’AKP qui terrorisent la population.
Au plan international, la Turquie poursuit méthodiquement la reconstitution de l’Empire ottoman et la conquête du leadership du monde sunnite au détriment de l’Arabie saoudite et de l’Égypte, à travers son alliance avec les Frères musulmans. Elle a pris ses distances avec l’Otan et ne constitue plus qu’un allié virtuel depuis l’achat de systèmes antimissiles russes S-400.
Elle déstabilise l’Europe à travers le chantage aux réfugiés et la radicalisation des communautés turques immigrées.
Elle est engagée dans trois guerres ouvertes dans le nord de la Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh. Enfin, elle a ouvert trois fronts contre l’Europe en violant la souveraineté de la Grèce en mer Egée, à Chypre et dans les Balkans dont elle a entrepris la réislamisation.
C’est dans ce cadre que s’inscrit la stratégie de la tension avec la France – des insultes contre Emmanuel Macron à l’appel au boycott des produits français en passant par les incidents maritimes en Méditerranée. La France, par ses valeurs qui ont inspiré Mustafa Kemal, par ses engagements, par la présence sur son sol de la plus forte communauté musulmane en Europe, par sa volonté de faire émerger un islam national compatible avec la démocratie et avec un État laïc, constitue en effet une cible privilégiée pour Erdogan comme pour les djihadistes, ainsi que le rappelle tragiquement le nouvel attentat perpétré à Nice.
La menace que constitue la Turquie, qui est de par son histoire, son poids démographique et sa géographie, une puissance majeure pour l’Europe, ne doit pas être sous-estimée. Force est toutefois de constater que Recep Erdogan est surtout fort de la faiblesse des démocraties. Sa dérive cherche à masquer l’effritement de son leadership ainsi que la crise sanitaire et économique qui mine son pays.
Les élections municipales de 2019 ont ainsi vu l’AKP perdre la plupart des grandes villes – à commencer par Istanbul -, tandis que la contestation monte dans les classes moyennes éduquées et urbaines ainsi qu’auprès des jeunes (la moitié des 83 millions de Turcs a moins de 30 ans) et des femmes qui ne sont plus que 42 % à porter le voile contre 63 % en 2008. Par ailleurs, l’épidémie de Covid-19 a échappé à tout contrôle et tous les signaux d’une crise financière majeure sont réunis. Enfin, sur le plan international, la Turquie est de plus en plus isolée, n’ayant pour derniers soutiens que le Qatar, ses affidés de Tripoli et de Bakou ainsi que les Frères musulmans dont l’influence ne cesse de reculer, au moment où ses relations avec Moscou se tendent du fait de son intervention militaire dans le Caucase.
L’Europe n’a pas d’autre choix que de rompre avec le déni et de mettre en place le cantonnement de la Turquie.
Seule l’Union européenne peut reprendre le contrôle de ses frontières et assurer le respect de sa souveraineté en Méditerranée.
Face à Erdogan, l’Union doit ainsi déployer une stratégie organisée autour de cinq volets : soutien politique et financier à la Grèce et à Chypre ; arrêt de la fiction de l’adhésion de la Turquie à l’Union ; suspension de l’accord douanier et sanctions économiques contre Recep Erdogan, sa famille et les oligarques proches en cas de poursuite des agressions ; saisine de la Cour internationale de justice de La Haye sur la délimitation des zones économiques exclusives en mer Egée ; dialogue renforcé avec la société civile turque et l’opposition.
Cessons d’engraisser le crocodile turc. Coupons-lui l’appétit en arrêtant de l’alimenter et en asséchant le marais islamiste grâce auquel il prospère !
(Chronique parue dans Le Figaro du 02 novembre 2020)