Grands vainqueurs de la mondialisation, ils sont touchés de plein fouet par les crises sanitaire, économique et financière.
La mondialisation a permis le décollage des pays émergents. Leur croissance au début du XXIe siècle a atteint 6,5 % par an en moyenne, soit un rythme quatre fois supérieur à celui des pays développés, qui a permis de réduire d’un tiers l’écart de richesse entre le Nord et le Sud. En Afrique, pour la première fois depuis les indépendances, l’activité (5,5 % par an) a augmenté plus vite que la population (2,7 % par an) au cours de la décennie 2000, permettant une hausse significative du revenu par habitant. Ainsi, 1,2 milliard d’hommes sont sortis de la pauvreté, favorisant la constitution d’une classe moyenne urbaine. Cette dynamique a résisté au krach de 2008. Elle est en revanche télescopée de plein fouet par l’épidémie de Covid-19.
En dehors des États-Unis, ce sont ainsi les grands émergents qui comptent parmi les pays les plus touchés par la pandémie : 6,4 millions de malades et 100 000 morts en Inde ; 4,8 millions de malades et 145 000 morts au Brésil ; 840 000 malades et 84 000 morts au Mexique ; 751 000 malades et 17 000 morts en Argentine ; 676 000 malades et 17 000 morts en Afrique du Sud.
La perte de contrôle de l’épidémie en dépit de confinements très rigoureux et prolongés se traduit par une récession historique, avec une chute de l’activité de 12,5 % en Inde, 6,5 % au Brésil, 10,2 % au Mexique, 11,2 % en Argentine, 11,5 % en Afrique du Sud. En plus des conséquences du confinement et de la chute d’un cinquième du commerce international, les pays émergents souffrent de l’effondrement du prix des sources d’énergie, des matières premières et des produits agricoles, de l’arrêt du tourisme et de l’importance du secteur informel (47 % du PIB en Argentine et 50 % en Afrique subsaharienne).
Au désastre sanitaire et à la récession s’ajoutent trois crises spécifiques aux émergents. Une crise financière, qui se traduit par la fuite massive des capitaux alors que l’aide internationale se tarit, que les investissements directs reculent de 40 % et que les transferts des migrants sont réduits de plus de 100 milliards de dollars, ce qui entraîne l’effondrement de leur monnaie. Une crise sociale, marquant la disparition de millions d’emplois salariés et la désintégration du secteur informel qui ont fait basculer 120 millions à 150 millions de personnes dans la grande pauvreté. Une crise humanitaire, où quelque 300 millions de personnes souffrent de famine, ce qui provoque un exode des métropoles vers les campagnes – déjà surpeuplées.
Face à ces chocs en cascade, les capacités d’action des pays émergents sont beaucoup plus réduites que celles des pays développés. Ils ne disposent pas de système de protection sociale pouvant servir d’amortisseur à la récession. Ils ne peuvent pas emprunter sur les marchés pour réassurer les revenus des ménages et l’activité des entreprises, compte tenu du niveau de leur endettement, qui a doublé depuis 2009 (dette publique de 92 % du PIB au Brésil, fin 2019 ; 90 % du PIB en Argentine, qui connaît son 9e défaut souverain ; 70 % du PIB en Inde ; 56 % du PIB en Afrique du Sud). Enfin, les capacités technique et financière de leurs banques centrales comme la faiblesse des infrastructures de marché et des institutions bancaires ne permettent pas de conduire des stratégies d’assouplissement quantitatif du crédit.
L’ampleur des crises économique, sociale et humanitaire menace par ailleurs les régimes démocratiques, accroît les tensions internationales et multiplie les risques de conflits armés. Les libertés et l’État de droit reculent, pris en étau entre la montée de la violence – à l’image du Mexique, qui compte quelque 34 000 homicides et 5 000 disparitions – et une demande irrépressible de sécurité. Le blocage du développement et l’arrêt des financements extérieurs multiplient les frictions et aiguisent la conflictualité en Asie – entre l’Inde d’un côté, la Chine et le Pakistan de l’autre –, en Amérique latine – entre le Brésil et l’Argentine ou encore la Colombie et le Venezuela –, en Afrique, avec la poussée du djihadisme vers le sud et l’ouest ou le contentieux entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan pour le partage des eaux du Nil. Enfin, la Chine met à profit les difficultés des pays émergents pour en faire, grâce à ses financements et aux programmes des nouvelles routes de la soie, des alliés dans sa stratégie d’encerclement des États-Unis et de l’Occident.
Sous le mouvement de repli des individus et des nations, la pandémie rappelle combien les hommes sont interdépendants à l’âge de l’Histoire universelle. Le décollage des pays émergents demeure l’acquis majeur de la mondialisation et doit être préservé à tout prix pour enrayer la spirale de la pauvreté et de la violence, notamment par le renouveau du multilatéralisme et la relance des échanges mondiaux. La solution des maux, du Sud comme du Nord, n’est pas dans la démondialisation, mais dans la construction d’une mondialisation régulée.
(Article paru dans Le Point du 08 octobre)