Les juges s’offrent des libertés qu’ils refusent aux autres. La paupérisation de la justice n’explique pas tout. Les corporatismes ont la vie dure.
Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a provoqué l’ire des magistrats en annonçant l’ouverture d’une enquête administrative visant trois membres du parquet national financier qui auraient écouté pendant plusieurs années des dizaines d’avocats et de journalistes, puis en annonçant la nomination de Nathalie Roret, vice-bâtonnière de Paris, à la tête de l’École nationale de la magistrature. Cette bronca s’inscrit dans le droit fil de la déclaration de l’Union syndicale des magistrats, qui avait qualifié sa nomination de « déclaration de guerre à la magistrature ».
L’excès de ces réactions illustre le corporatisme de magistrats qui se sont installés en dehors de l’État et de la société et se prétendent au-dessus des lois, comme l’avait déjà montré le scandale du « mur des cons ». Faut-il rappeler que la nomination des ministres, chefs de leur administration, relève de la compétence du président de la République et du chef du gouvernement et non des agents de l’État ? Comment justifier le discours d’anathème et de violence de magistrats qui sont censés être les premiers garants de la paix civile ? Comment accepter l’installation d’une culture du mépris des citoyens et du droit de la part de ceux qui doivent être les premiers garants des libertés ?
L’autonomisation du corps des magistrats en un État judiciaire coupé du reste des pouvoirs publics, de la société et du droit participe de la crise aiguë de la justice et de la démocratie en France. De même qu’elle a souligné l’incapacité de l’État à gérer la crise sanitaire, la pandémie a ainsi acté la faillite de l’institution judiciaire, marquée par l’arrêt de toute activité des tribunaux durant trois mois et la suspension des libertés publiques par l’état d’urgence sanitaire.
Les causes de l’effondrement de la justice ne tiennent pas au défaut d’indépendance du parquet : la dérive du parquet national financier montre que les dysfonctionnements ne proviennent pas des pressions du gouvernement mais de la violation délibérée et en toute impunité des libertés individuelles et du droit à un procès équitable par les magistrats. Elles sont plutôt à chercher dans la Constitution de la Ve République, qui a refusé à la justice le statut de pouvoir à part entière.
La prolétarisation de la justice en découle directement. Notre pays, où les dépenses publiques vont atteindre 65 % du PIB cette année, ne consacre, selon la Commission européenne, que 72 euros par habitant et par an à la justice, contre 146 en Allemagne et ne compte que 10 juges pour 100 000 habitants, contre 21 pour la moyenne de l’Union européenne. D’où l’allongement démesuré des délais au détriment des citoyens. Un jugement de première instance demande 309 jours en France, contre 19 au Danemark. Plus grave encore, la durée moyenne d’une instruction pénale excède cinq ans, avec des cas pathologiques comme le procès de l’affaire de Karachi, où un premier jugement est intervenu en juin 2020 pour des faits qui remontent à 1994, ce qui suffit à priver de sens et de portée cette décision.
La France cumule ainsi déni de justice et État de non-droit. Voltaire rappelait qu’« il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen tout comme les règles d’un procès équitable ont traduit ce principe dans notre ordre juridique. Mais la pratique de la justice pénale en France, portée par la culture des magistrats, s’enorgueillit de préférer condamner des innocents que de sauver des coupables. Avec deux instruments redoutables : l’enquête préliminaire, moderne lettre de cachet entre les mains du parquet, qui permet d’instruire à charge, de manière illimitée et secrète, sans aucun droit de la défense ni accès au dossier avant l’ouverture d’une instruction ou le renvoi à l’audience ; la justice transactionnelle, qui voit le juge abandonner le droit pour se transformer en agent zélé du Trésor public, au risque de mettre en péril la survie d’entreprises comme l’illustre l’amende de 3,6 milliards d’euros infligée à Airbus à la veille de l’effondrement du transport aérien.
Face à l’implosion de la société française et à la montée de la violence, la modernisation de la justice constitue désormais une priorité nationale. Elle passe par sa reconnaissance dans la Constitution comme un pouvoir de plein exercice. Elle demande une loi de programmation qui planifie sur cinq ans le doublement du budget pour permettre un rattrapage en termes d’effectifs, de déroulement des carrières et de rémunérations, d’utilisation des nouvelles technologies, qui ont fait tragiquement défaut pendant le confinement. Mais cette révolution du statut et des moyens de la justice n’a de sens que si elle s’accompagne de profondes transformations, notamment dans la formation et la culture des magistrats, dans leur attitude vis-à-vis des justiciables et des libertés individuelles.
L’urgence consiste à réintégrer l’instruction dans l’État de droit en supprimant les parquets spécialisés – à l’exception de l’antiterrorisme –, ainsi qu’en réformant l’enquête préliminaire afin de l’encadrer strictement dans le temps et de garantir l’information et l’accès au dossier des personnes ou des institutions mises en cause. Par ailleurs, la consolidation de la justice, toujours fragile et contestée en France, passe davantage par la création d’une grande école des professions du droit – formant aussi bien les magistrats que les avocats et les juristes d’entreprise – que par la sanctuarisation de corporatismes d’un autre âge.
(Article paru dans Le Point du 01 octobre)