La Méditerranée redevient une zone de tensions majeures, marquée par l’extension du chaos qui domine le Moyen-Orient.
« Qu’est-ce que la Méditerranée ? », s’interrogeait Fernand Braudel. « Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer mais une succession de mers, non pas une civilisation mais des civilisations entassées les unes sur les autres. »
La Méditerranée est de fait un espace exigu mais un concentré d’histoires et d’enjeux qui en fait l’une des clés du système mondial.
Après avoir été l’un des théâtres importants de la guerre froide, elle avait largement disparu de la géopolitique avec l’effondrement de l’Union soviétique – à l’exception du conflit israélo-palestinien.
Elle redevient aujourd’hui une zone de tensions majeures, marquée par l’extension du chaos qui domine le Moyen-Orient. Et ce sous l’effet de trois grandes dynamiques.
Tout d’abord, la crise aiguë des 25 États riverains, sous la pression du populisme et des ravages de l’épidémie de Covid-19 au Nord, de l’islamisme et de la crise économique et sociale au Sud et à l’Est. La Libye ressemble de plus en plus à la Syrie et s’enfonce dans une guerre sans fin qui mêle conflits tribaux, importation des conflits régionaux avec l’intervention de la Turquie et du Qatar auprès du Gouvernement d’union nationale de Tripoli, de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de la Russie auprès du maréchal Haftar. En Algérie, le régime est affaibli et paralysé par le Hirak, qui mobilise la population contre l’absence de liberté, la ruine de l’économie et la corruption endémique. Enfin, le Liban se désintègre en raison du blocage de ses institutions sous la pression de l’Iran alors que l’économie s’effondre (dette publique de 170 % du PIB ; inflation des produits alimentaires de 150 % en mai ; chômage de plus de 35 % ; chute de la monnaie), ruinant la classe moyenne et provoquant l’exil massif de la population.
Ensuite, la percée des démocratures, qui profitent pleinement du retrait des États-Unis et de la déliquescence de l’Otan, illustrée par l’annonce le 29 juillet du départ de 11 900 soldats américains d’Allemagne. La Chine privilégie le terrain économique avec le programme des « nouvelles routes de la soie », qui lui a permis de prendre le contrôle d’infrastructures stratégiques de la Corne de l’Afrique jusqu’en Algérie et de s’installer au cœur des ports du Pirée, de Cherchell, de Port-Saïd et d’Alexandrie, d’Istanbul, de Savone, Trieste, Gênes ou Naples, tout en déployant une présence permanente de sa flotte.
La Russie, forte du rétablissement de sa domination sur la mer Noire depuis l’annexion de la Crimée en 2014, effectue un retour en force en Syrie, en Libye et en Égypte – à travers le nucléaire civil et l’utilisation de bases aériennes et navales. La Turquie, totalement émancipée de l’Occident, poursuit la reconstitution de l’Empire ottoman sous la bannière sunnite en intervenant militairement en Syrie et en Libye et en revendiquant sa souveraineté sur les ressources gazières situées dans la zone économique exclusive de Chypre au mépris du droit de la mer.
Enfin, la rivalité entre États pour le contrôle des espaces maritimes et l’appropriation des ressources.
La Méditerranée voit transiter un quart du trafic maritime mondial. Elle constitue l’une des zones clés pour les migrations, avec la coexistence potentiellement explosive de 466 millions d’Européens et de 4,5 milliards d’Africains en 2100.
Elle offre un potentiel considérable pour le tourisme, la pêche mais aussi les hydrocarbures depuis la découverte du gisement est-méditerranéen dont les réserves de gaz sont estimées à 3 500 milliards de mètres cubes, soit l’équivalent des champs norvégiens. D’où la multiplication des conflits de souveraineté qui se traduit par une militarisation accélérée, dont témoigne la montée en puissance des flottes russe, turque et chinoise comme l’escalade des moyens, notamment aériens, engagés en Libye.
Cette nouvelle donne demeure occultée par les démocraties européennes, alors que la Méditerranée fut le creuset de la civilisation du continent et joue un rôle déterminant dans sa sécurité. Plus que jamais, elle exerce une fonction de laboratoire d’un monde chaotique, écartelé par les ambitions de puissance et les conflits de valeur, privé de leadership et de règles. Elle ne justifie plus sa dénomination de Mare Nostrum par la domination sans partage des Européens mais par les risques dont elle est le vecteur et l’escalade de la violence dont elle est le théâtre, risques que nous voulons croire extérieurs alors qu’ils sont déjà intérieurs.
Voilà pourquoi la Méditerranée doit s’affirmer comme le laboratoire de la renaissance de l’Europe.
Au plan économique et social, avec la reconstruction de modèle de développement soutenables, particulièrement en France, en Italie et en Espagne. Au plan écologique avec l’urgence qui s’attache à la préservation d’écosystèmes de plus en plus fragiles. Au plan de la sécurité avec la mise en place d’un système intégré de surveillance et de contrôle de la frontière sud de notre continent ainsi que le déploiement de forces maritimes permettant de faire respecter la règle de droit. Au plan international, en mettant en place une stratégie de codéveloppement avec la rive sud intégrant la gestion partagée des mouvements de population.
(Chronique parue dans Le Figaro du 4 août 2020)