Certes, les mesures adoptées vont remettre l’hôpital à flot et revaloriser les soignants, mais aucune réforme de fond n’a été entreprise.
Le marquis de Ségur n’est pas resté dans l’Histoire pour sa brillante carrière militaire, mais pour avoir signé, comme ministre de la Guerre, l’édit du 28 mai 1781, qui exigeait quatre quartiers de noblesse pour devenir officier : en fermant la promotion dans les armées, il contribua à la révolution de 1789. Son ombre plane sur le Ségur de la santé : sous le tournant financier, marqué par la mobilisation de plus de 27 milliards d’euros, pointe la sanctuarisation des blocages qui ont conduit à la faillite sanitaire de notre pays face au coronavirus.
La pandémie a souligné le rôle clé du système de santé dans la résilience des nations en même temps que sa profonde dégradation en France. La catastrophe a été évitée grâce à l’héroïsme des soignants, mais n’a pas masqué l’absence de stratégie de santé publique, la ruineuse impéritie de la bureaucratie de l’État et des ARS, les effets pervers d’une organisation tout entière centrée sur l’hôpital public, le retard technologique, les risques nés de la délocalisation à marche forcée de l’industrie biomédicale.
Le Ségur de la santé constituait une occasion historique pour réformer en profondeur notre système de santé. L’occasion a été manquée : la logique de l’achat de la paix sociale a cannibalisé celle de la transformation ; le catalogue de mesures catégorielles a supplanté la définition d’une stratégie de long terme pour redévelopper un secteur clé pour la qualité de la vie, la citoyenneté, la compétitivité et la sécurité de la nation.
À l’issue des négociations, le système de santé va certes bénéficier d’importantes ressources supplémentaires. Une enveloppe de 8,2 milliards d’euros est prévue pour revaloriser les carrières des hospitaliers (1,2 million, dont 26 % de non-soignants), afin de combler l’écart de 15 à 20 % qui s’est formé avec les autres pays développés. Un plan d’investissement de 6 milliards d’euros sera engagé en faveur des hôpitaux (2,5 milliards), des établissements médico-sociaux et des Ehpad (2,1 milliards) et du numérique (1,4 milliard). Enfin, la dette des hôpitaux publics, qui s’élève à 30 milliards d’euros, sera allégée de 13 milliards. La rupture avec la politique de rationnement financier des dernières années est réelle, mais elle ne suffira pas à restaurer l’efficacité, la compétitivité et l’attractivité de notre système de soins.
Plus que jamais, l’effort financier est concentré sur l’hôpital public et les rémunérations. En revanche, rien n’est prévu pour l’organisation des filières de soins, la coordination entre hôpitaux et cliniques, la médecine hospitalière et la médecine de ville – grande oubliée du Ségur. Rien sur la lutte contre les déserts médicaux et l’amélioration de la qualité des soins – l’investissement numérique reste notoirement insuffisant alors que le dossier médical partagé ne concerne que 8 millions de Français sur 67 millions et que l’e-santé permettrait de 16 à 22 milliards de gains en termes de coûts et d’amélioration des soins. Rien non plus sur la prévention, alors que les solutions numériques pourraient faire des Français les premiers acteurs de leur santé. Rien sur la revitalisation de l’industrie biomédicale. Rien, surtout, sur le financement, alors que le déficit de l’Assurance maladie dépassera les 31 milliards d’euros. Le Ségur de la santé est donc tout entier supporté par la dette publique, ce qui le rend insoutenable dans la durée et qui imposera tôt ou tard le retour à un rationnement financier plus sévère encore. Nul ne conteste la nécessité de mettre fin à la prolétarisation des soignants, qui touche également la médecine de ville. Mais cette remise à niveau n’aura pas d’effet sur l’efficacité du système de santé sans réformes profondes, à l’exemple des pays d’Europe du Nord qui ont associé réorganisation de l’offre, centrée sur la médecine de premier recours et sa coordination avec les hôpitaux, généralisation des solutions numériques, formation des professionnels, modernisation des établissements de soins.
L’effondrement des performances de notre système de santé tient en effet moins à l’insuffisance de ses ressources (11,8 % du PIB, contre 11,25 % en Allemagne ou 11 % en Suède, qui affichent des résultats très supérieurs) ou du nombre de lits (6 pour 1 000 habitants, contre 5 dans l’Union européenne et 2 en Suède) qu’à la démagogie qui préside à son pilotage. La volonté d’assurer la gratuité pour tout et pour tous a pour contrepartie le rationnement de l’accès et de la qualité des soins, des médicaments, de l’innovation et des revenus des professionnels de santé. Le « Pearl Harbour sanitaire » des États-Unis souligne combien l’existence d’une assurance santé universelle est fondamentale pour la santé publique comme pour la sécurité des nations. Mais le mariage de la baisse de la qualité des soins et du déficit permanent couvert par la dette publique n’est pas plus responsable. Le Ségur de la santé n’est donc qu’un nouveau sursis ruineux offert à un système insoutenable ; la réforme qui assurerait aux Français l’égal accès à des soins de qualité et à la nation une prévention efficace contre les risques sanitaires reste à faire.
(Article paru dans Le Point du 30 juillet)