Un peu plus de trente ans après l’effondrement du soviétisme, les États-Unis menacent à leur tour de se désintégrer.
« Attention, l’Amérique a la rage ! », lançait Jean-Paul Sartre en 1953. Au cœur de la guerre froide, son slogan qui condamnait les États-Unis, garants de la sécurité des démocraties, pour soutenir l’URSS stalinienne constituait une erreur politique tragique. En 2020, il est parfaitement exact : la rage déchire les États-Unis et achève de détruire leur leadership.
Un peu plus de trente ans après l’effondrement du soviétisme, les États-Unis menacent à leur tour de se désintégrer, donnant raison à Tocqueville qui soulignait que les démocraties meurent moins des défaites militaires que de la corruption de leurs institutions par les démagogues et de la perte du sens civique des citoyens sous l’effet de l’individualisme.
L’Amérique cumule en effet quatre crises. L’épidémie de Covid-19 s’est transformée en Pearl Harbor sanitaire, avec quelque 110 000 morts. Elle provoque une récession historique, marquée par une vague de 45 millions de chômeurs en trois mois et une chute du PIB estimée à 6,5 % en 2020. Le meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis a déclenché des émeutes raciales et des pillages des centres urbains qui rappellent les violences de 1968, après l’assassinat de Martin Luther King. Enfin, le populisme de Donald Trump fait basculer les États-Unis dans le chaos avec le projet de recourir à l’Insurrection Act de 1807 pour confier à l’armée le rétablissement de l’ordre dans les villes, au mépris de l’État de droit et en dépit de l’opposition des chefs militaires. La stratégie du président consiste plus que jamais à diviser l’Amérique, à la plonger dans un climat de guerre civile, à entretenir la violence pour tenter d’être réélu en dépit d’un bilan calamiteux.
Le désastre sanitaire agit comme un révélateur impitoyable des maux structurels qui rongent les États-Unis et de l’irresponsabilité de Donald Trump. Sa politique économique a poussé à l’extrême l’économie de bulles en alimentant la surchauffe et en occultant l’économie réelle pour ne viser que les marchés financiers, avec pour dernier avatar une hausse aberrante de 40 % de Wall Street depuis la mi-mars, alors que le risque d’une grande dépression n’a jamais été aussi élevé depuis les années 1930 et que le taux de chômage est passé de 3,3 % à près de 20 %.
La polarisation extrême des décisions et des prises de position de Donald Trump accélère la décomposition de la nation américaine, éclatée en communautés qui ne partagent plus que la peur et la haine qui les opposent.
Avec la montée de la violence, des morts par arme à feu et de la consommation des drogues, le racisme endémique et la ségrégation latente dont font l’objet les Afro-Américains depuis la plaie ouverte par l’esclavage ne pouvait manquer d’exploser à nouveau. Les faits sont têtus. Les Noirs comptent pour 13,4 % de la population mais représentent 24 % des 1 098 personnes tuées par la police en 2019 et 33 % des incarcérations. Leur taux de chômage est le double de celui du reste de la population, avec un revenu médian inférieur de 42 % à celui des Blancs, qui disposent d’un patrimoine moyen dix fois supérieur (171 000, contre 17 150 dollars).
Enfin, Donald Trump affiche un mépris pour la Constitution et l’État de droit, l’éducation et la science, le respect des droits de l’homme qui sape les fondements de la démocratie américaine et renie l’héritage des Pères fondateurs.
La mécanique des contre-pouvoirs se trouve annihilée par le contournement du Congrès et les pressions sur la justice, la Fed ou les armées.
Pour être très affaibli par sa gestion erratique de la crise sanitaire et économique, Donald Trump n’a pas encore perdu l’élection présidentielle de 2020, notamment du fait de la faiblesse de la candidature de Joe Biden. Battu ou réélu, son mandat laisse une Amérique en ruine, qui n’a jamais été aussi divisée depuis la guerre de Sécession. Une Amérique qui, pour la première fois depuis 1945, a disparu de la scène internationale au cœur d’une crise majeure.
Si Donald Trump a eu raison de dénoncer les ambitions de puissance démesurées du total-capitalisme de Pékin, il a engagé les États-Unis dans une stratégie suicidaire en se lançant dans une nouvelle guerre froide avec une nation déchirée et coupée de ses alliés européens et asiatiques. Soit très exactement l’inverse des choix arrêtés par Harry Truman face à Staline qui aboutirent à la décomposition du soviétisme en 1989.
« Une nation qui produit de jour en jour des hommes stupides achète à crédit sa mort spirituelle », soulignait Martin Luther King. En cédant au poison populiste, les États-Unis renient leur histoire et leurs valeurs tout en mettant en péril la survie de la démocratie au XXIe siècle.
La première condition de la puissance, c’est l’unité nationale. En 2020, bien loin de « Make America Great Again », la priorité est à « Make the States of America United Again ».
(Chronique parue dans Le Figaro du 8 juin 2020)