Pour Public Sénat, Rebecca Fitoussi questionne Nicolas Baverez sur les suites économiques et sociales de cette crise du coronavirus.
Revenons d’abord sur l’ouverture du « Ségur de la santé » et les promesses d’Édouard Philippe : hausse significative des salaires des soignants, pas de tabou sur la question du temps de travail à l’hôpital, tarification à l’acte revue et corrigée voire supprimée. Est-ce que cette approche vous semble la bonne ?
Ce qui est très important, c’est que cela reste un « Ségur de la santé » et pas seulement un Ségur de l’hôpital. On pensait avoir l’un des meilleurs systèmes de santé du monde et on s’est aperçu que cela n’était pas du tout le cas. La France est largement passée à côté de cette crise sanitaire. Le système, la politique de santé publique a failli et ce sont les soignants qui ont réussi avec beaucoup de créativité à tenir le choc dans des conditions très limites, notamment dans l’Est de la France. Il y a un problème à l’hôpital, c’est certain, un malaise qui était déjà très présent, mais il y a derrière cela un système de santé qui lui-même ne fonctionne pas. Dans le Grand-Est par exemple, on a vu cette chose absurde où l’on envoyait des malades en Allemagne ou dans les autres régions parce que les hôpitaux ne voulaient pas les envoyer dans les cliniques. On a vu des médecins qui s’organisaient pour répartir des malades et une ARS (Agence régionale de santé, ndlr) qui était complètement paralysée. On a aussi vu la lourdeur bureaucratique du système sur les masques, sur les tests, on a vu la dépendance très grande vis-à-vis de la Chine pour les médicaments, pour le matériel de protection et pour les équipements.
Pour trouver une solution, il faut évidemment s’attaquer au malaise de l’hôpital public mais il y a aussi cette articulation avec la médecine de ville, l’articulation avec le secteur privé, l’articulation avec l’industrie biomédicale. Et là, clairement, il va falloir relocaliser et réindustrialiser. Encore faut-il que ces entreprises puissent travailler en France et notamment conduire des essais cliniques et que l’on desserre le carcan réglementaire, normatif, administratif, bureaucratique, fiscal qui a étouffé l’hôpital, mais qui a aussi étouffé tout ce qui va autour.
Vous employez le mot « carcan ». C’est aussi le mot utilisé par Martin Hirsch, le patron de l’AP-HP, dans Les Échos. Il nous dit précisément ceci : « Ce qui est sûr, c’est que l’addition des rigidités budgétaires et normatives rend le système explosif. On ne peut demander à un univers aussi complexe de se réformer dans un carcan ». Vous êtes donc exactement sur la même ligne ?
Oui, mais je l’étends. Ce carcan ne concerne pas seulement l’hôpital, il concerne vraiment tout le système de santé. Et puis il faut être clair, on ne pourra pas faire de démagogie. Il faut remettre de l’argent dans le système de santé, mais remettre de l’argent dans le système de santé, c’est incompatible avec ce qu’on a fait, c’est-à-dire la santé gratuite pour tout et pour tous.
Que voulez-vous dire ?
Qu’est ce qui s’est passé ? On avait un système de santé qui était effectivement plutôt bon et progressivement, parce qu’on a voulu le rendre gratuit mais qu’on ne voulait pas déséquilibrer les comptes de la Sécurité sociale, et bien l’ajustement s’est fait par la dégradation des soins et par la pénurie. Des déserts médicaux, une dégradation de la qualité, une impasse sur les équipements, sur les capacités hospitalières dont on a vu le résultat à l’occasion de cette épidémie.
Attention la santé gratuite est un sujet sensible en France. Concrètement, qu’est-ce que cela pourrait donner ?
Je ne parle évidemment pas de tous les soins lourds. L’épidémie montre à quel point c’est important d’avoir une santé publique, ce serait absurde de faire comme aux États-Unis et de laisser toute une partie de la population sans couverture santé, avec des risques majeurs qui se transmettent aux autres. Mais pour les soins courants, l’idée que tout soit gratuit, quoiqu’il arrive, cela n’a aucune justification ni économique ni sanitaire. Prenez par exemple la consultation du médecin pour une grippe qui n’est pas le Covid en période d’épidémie, il n’est pas du tout anormal qu’il y ait une participation, de même pour les médicaments qui sont devenus pratiquement totalement gratuits.
Cela pourrait être en fonction des revenus ou la même participation pour tous ?
Cela pourrait faire partie des choses à discuter, peut-être en fonction des revenus oui. Mais il faut être clair, il va falloir remettre de l’argent. Cette année, la Sécurité sociale va être en déficit de plus de 40 milliards d’euros. Si on veut remettre de l’argent dans le système, cela veut dire qu’on veut avoir un meilleur système de santé, et bien le citoyen devra aussi participer au financement.
Autre piste économique post-Covid qui ne concerne plus l’hôpital mais le pouvoir d’achat des Français, c’est une proposition de Gérald Darmanin dans le Journal du dimanche. Il veut généraliser et étendre l’actionnariat salarié. Il nous dit ceci : « il est temps de ressusciter la grande idée gaulliste de la participation. » L’idée n’est pas nouvelle mais est-elle valable ?
C’est en effet une idée gaulliste qui remonte au RPF des années 1950. C’est Raymond Aron qui avait été chargé de cette commission avec l’idée de dépasser la lutte des classes et de dépasser l’affrontement entre le capital et le travail. En fait, il y a déjà pas mal d’instruments qui existent. Là aussi, ce qu’il faut bien voir, c’est que la participation n’a de sens que si on a d’abord un tissu d’entreprises solides et qui vont bien. La participation, c’est l’idée que les salariés deviennent actionnaires, ce qui au passage veut dire qu’il faut arrêter de taper sur les dividendes parce que les dividendes servent aussi pour les salariés actionnaires. L’autre aspect, et c’est aussi ce à quoi il faut faire attention, c’est que lorsque vous êtes salarié, vous dépendez déjà de l’entreprise pour votre emploi et pour votre revenu. Or, si vous en dépendez aussi pour la partie de votre revenu qui relève des dividendes, cela va accroître cette dépendance.
Donc l’idée de Gérald Darmanin ne tient pas la route ? C’est ce que vous nous dites ?
Non, mais je pense que ce n’est pas avec cela qu’on va régler notre problème économique. Quel est le problème aujourd’hui ? C’est que la France est parmi les pays les plus touchés dans le monde sur le plan sanitaire et sur le plan économique. On a un PIB qui va diminuer de 10% à 12% cette année. L’Allemagne va retrouver son niveau de richesse dès la fin 2021. Pour nous, ce ne sera pas avant 2023, peut-être même 2025. Ce que personne n’a intégré jusqu’à présent, c’est que la perte de pouvoir d’achat va être massive. On va la lisser un peu avec la dette publique mais ce n’est pas avec la participation qu’on va pouvoir gérer ce choc. Par ailleurs, il va être amplifié par la montée du chômage. Donc, la priorité aujourd’hui, la priorité absolue, c’est d’arriver à remettre en route très vite la production et le tissu des entreprises.
Quid des impôts ? Gérald Darmanin ferme la porte à une augmentation des impôts. Il ferme aussi la porte à un retour de l’ISF. Qu’en pensez-vous ?
Il a tout à fait raison. Aujourd’hui, le problème de l’État, c’est qu’il doit préserver sa future base fiscale et ses recettes fiscales. Au bout du bout, ce sont les entreprises qui génèrent la croissance potentielle et les recettes fiscales de demain. On a déjà un exemple. En 2009, sortie du krach financier de 2008, du krach du capitalisme mondialisé. On a relancé la course aux dépenses publiques et à la dette publique et on a augmenté massivement les impôts. Résultat, la France s’est coupée de la croissance et de la reprise mondiale. Il y a aussi eu l’impact de la politique de la BCE (Banque centrale européenne, ndlr) dirigée par Jean-Claude Trichet qui a monté ses taux en 2008 / 2011, on a donc ajouté une crise de l’euro à la crise mondiale. Avec ces deux facteurs, le résultat c’est que la reprise démarre en France en 2015 alors qu’elle démarre en 2009 aux États-Unis. Donc, il ne s’agit pas de faire la même chose.
Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, nous dit que ce sont les contribuables qui paieront cette crise. « Premièrement, il faudra rembourser les emprunts et deuxièmement, l’État sera conduit à avoir une politique budgétaire assez stricte. » dit-il. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai que la dette devra être remboursée, contrairement à ce qu’on dit. Une partie peut être renouvelée au sein des comptes de la Banque centrale européenne et en fait à 90 % dans les comptes de la Banque de France, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent. Mais si cette dette est renouvelée, il n’y a pas de problème de court terme. C’est un peu ce qui s’est passé après la première ou après la deuxième Guerre mondiale. On avait un niveau d’endettement de 200 % à 300 % du PIB. Comment est-ce qu’on peut rembourser? Avec de la croissance. Si on a de la croissance, on peut rembourser dans le temps. Ce qui est vrai, c’est qu’il faudra bien des recettes fiscales pour rembourser cette dette et ses intérêts, même s’ils sont très faibles puisqu’on est en taux négatif. C’est là où il y a une stratégie de politique économique à avoir. En tous cas, si on augmente les impôts tout de suite, on tue la reprise.
« Pour tous les économistes, le pire est devant nous ». C’est le titre d’un papier du Figaro Economie. Vous partagez cette idée ? Le pire est devant nous ? Les aides de l’État ont un peu anesthésié les entreprises, mais le réveil sera douloureux ?
Les aides de l’État ont anesthésié tout le système. Elles ont secouru les entreprises mais suivant les secteurs les situations sont très différentes. Il y a beaucoup de toutes petites entreprises, d’entrepreneurs, de commerçants et d’artisans qui vont perdre le travail d’une vie. Cela va créer beaucoup de ressentiment et de colère sociale. Il y a beaucoup de gens qui vont se retrouver au chômage. Il y a aussi cette idée que les revenus étaient garantis par l’État et je pense que le terme de « nationalisation » des salaires a été particulièrement malheureux parce qu’on a installé l’idée qu’on irait quasiment jusqu’au mois de septembre avec un pont géant de mars à septembre qui serait financé par l’État, que les salaires restaient individuels mais qu’on socialisait le financement par l’État. C’est quelque chose de dangereux.
Quand le choc arrivera-t-il ? Le choc arrivera quand les entreprises feront leurs comptes et qu’un certain nombre d’entre elles ne rouvriront ou licencieront massivement. On aura un premier choc à la rentrée de septembre et on aura un deuxième choc début 2021, quand les entreprises feront les comptes de cette terrible année 2020. On peut essayer de gérer cette période terrible de deux manières : d’abord en facilitant par tous les moyens la reprise, en donnant plus de flexibilité aux entreprises (l’État doit renoncer à un certain nombre de créances fiscales et sociales), et puis articulant la reprise nationale à la relance européenne. Mais tout cela avec l’idée que la priorité absolue, c’est produire, produire, produire, comme en 1945…
Lire l’intégralité de l’entretien sur publicsenat.fr