Derrière les données macroéconomiques flatteuses, l’Allemagne est plongée dans une crise profonde qui atteint sa démocratie.
L’Allemagne s’est reconstruite après la Seconde Guerre mondiale autour la démocratie, de l’économie sociale de marché, de la garantie de sécurité américaine et de la réconciliation avec la France. Après la chute du mur de Berlin, elle fut le principal bénéficiaire de l’effondrement de l’Union soviétique et de la mondialisation, recouvrant son unité tout en connaissant une formidable réussite économique qui en fit le leader de l’Union européenne.
Aujourd’hui pourtant, sous l’apparence de la stabilité économique fondée sur le plein-emploi et sur un nouvel excédent budgétaire record de 13,5 milliards d’euros en 2019, pointe le spectre de la République de Weimar. Angela Merkel restera pour l’histoire comme la chancelière du retour en force de l’extrême droite en Allemagne et de la poussée de la démocratie illibérale en Europe, phénomènes politiques qu’elle a formidablement accélérés en décidant de manière unilatérale l’ouverture des frontières de son pays et du continent aux réfugiés en 2015.
Derrière les données macroéconomiques flatteuses, l’Allemagne est plongée dans une crise profonde, qui n’atteint pas seulement son modèle économique mais sa démocratie. Une Allemagne paralysée et impuissante face aux changements du monde et à la levée du tabou que constituait depuis 1945 la renaissance de l’extrême droite.
La crise est d’abord économique avec la fin du modèle fondé sur l’industrie et l’exportation. Elle est devenue politique avec la percée de l’AfD, le séisme créé par l’élection du président du land de Thuringe avec le soutien de l’extrême droite, l’effondrement de la succession de Merkel à la tête de la CDU. Et ce sur fond de multiplication des attentats racistes qui s’enracinent dans un vivier de quelque 24 000 militants suprémacistes, avec pour dernier avatar la tragédie de Hanau. La crise est enfin stratégique avec le fossé transatlantique qui se creuse avec les États-Unis de Donald Trump, qu’il s’agisse de guerre commerciale et technologique avec la Chine, des menaces de sanctions contre l’industrie automobile allemande, et plus encore de l’Otan, dont un second mandat du président américain pourrait sonner le glas. L’Allemagne serait alors privée de toute sécurité extérieure face au djihadisme et aux ambitions impériales de la Chine, de la Russie et de la Turquie.
Ces chocs ne sont pas conjoncturels mais structurels. Ils renvoient à la désoccidentalisation et à la démondialisation, à l’effacement de l’ordre mondial et du leadership américain bienveillant hérité de 1945. Toute entière tournée vers sa réussite économique et la célébration de son modèle, l’Allemagne d’Angela Merkel a choisi, faute de pouvoir peser sur eux, d’ignorer ces bouleversements. Comme dans les années 1990 avec la glorification de la RFA, elle tire de son refus de tout changement qui impliquerait une prise de risque la conclusion que son environnement est stable et qu’il lui suffit de rester immobile pour que la prospérité se poursuive. Elle a cherché à reporter la responsabilité du « Dieselgate » sur les autres grands acteurs de l’industrie automobile. Elle a retardé l’adaptation à la révolution numérique et à la transition écologique, avec la décision aberrante de sortir du nucléaire pour investir dans le lignite. Elle cherche, au nom de son mercantilisme, des accommodements avec la Chine comme avec les États-Unis au lieu d’investir en Europe. Elle a freiné des quatre fers la préparation de l’Union européenne au Brexit dans l’espoir qu’il finirait par avorter. Elle s’accroche à une garantie de sécurité américaine devenue virtuelle et continue à faire l’impasse sur sa défense, dont le budget plafonne à 1,22 % du PIB. Elle bloque le renforcement de la zone euro, la réalisation effective de l’union bancaire et de l’union des capitaux, l’émergence d’une politique européenne de l’immigration ou la création d’une Union pour la sécurité.
Par son déni des transformations du monde, par son attentisme généralisé, par son impuissance face au renouveau de l’extrême droite, l’Allemagne a succédé à la France pour porter la responsabilité principale de la montée du populisme et de la paralysie de l’Europe. Et la crise du leadership politique de Merkel se trouve au cœur de sa tétanie. Par son refus systématique de tout mouvement et de toute vision, elle est aujourd’hui, le problème et non la solution. Il faut souhaiter pour l’Allemagne comme pour l’Europe que les citoyens allemands soient appelés à voter le plus vite possible pour le résoudre.
Il ne fait pas de doute qu’il n’existe pas d’avenir pour l’Allemagne sans l’Europe et pas davantage d’avenir de l’Europe sans l’Allemagne. Voilà pourquoi il est grand temps que l’Allemagne se réveille et qu’elle cesse de rêver au monde d’hier pour travailler avec ses partenaires à refonder l’Europe dans le monde présent, même s’il est tout sauf plaisant.
(Chronique parue dans Le Figaro du 24 février 2020)