Contre le modèle illibéral de Viktor Orban, porté par la révolte des classes moyennes, la démocratie libérale a tous les atouts pour se réinventer.
Le destin du XXIe siècle se jouera autour de la liberté politique. La démocratie n’affronte plus les sociétés d’Ancien Régime comme au XIXe siècle, ni les totalitarismes comme au XXe siècle ; elle fait face au djihadisme et aux démocratures. Mais sa capacité à relever leurs défis dépendra de l’issue de la confrontation qui s’est ouverte au sein des nations libres entre deux régimes antagonistes : la démocratie libérale et la démocratie illibérale, portée par les populistes. Or la décennie 2010 a vu le krach du capitalisme mondialisé se transformer en crise majeure de la démocratie libérale, sous l’effet de l’onde de choc populiste qui se propage depuis le référendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016.
Les populismes ne constituent ni un accident, ni une parenthèse destinée à se refermer rapidement. D’abord parce que la révolte des peuples, notamment des classes moyennes, renvoie à des causes profondes et durables : la stagnation des revenus pour une majorité de la population ; l’explosion des inégalités sociales et territoriales ; le désarroi identitaire face à l’islam et à l’immigration ; la montée de la violence et de l’insécurité ; la paralysie de la démocratie représentative et la corruption de nombre de dirigeants. Ensuite parce que les populistes ne constituent pas seulement une force de protestation mais portent une conception alternative d’une démocratie fondée sur le principe de la souveraineté absolue du peuple. Cette démocratie, qui assume son illibéralisme, revendique le primat de l’élection qui conduit à remettre l’ensemble du pouvoir entre les mains d’un homme fort, dont la personne est réputée se confondre avec la nation. Avec pour conséquences la suspension des contre-pouvoirs, la suppression des libertés individuelles, le déni du pluralisme politique, considérés comme autant d’obstacles à l’efficacité de la décision politique en temps de crise. Ainsi Jair Bolsonaro justifie la possibilité du basculement vers la dictature par le fait que « la voie démocratique ne permettra pas de réaliser la transformation voulue par le Brésil à la vitesse désirée ».
Le modèle de la démocratie illibérale a été inventé et théorisé par Viktor Orban en Hongrie. Le vote en force d’une nouvelle Constitution le 25 avril 2011 puis de milliers de lois ont assuré la mise sous contrôle de la justice, de l’éducation et des médias, démantelant tout contre-pouvoir et mettant la société civile sous tutelle de l’État ; dans le même temps, l’économie a été affermée à des oligarques proches du pouvoir, qui monopolisent les concours de l’Union européenne. La démocratie illibérale s’exporte avec succès, sur fond d’exaltation des passions nationalistes, protectionnistes et xénophobes. En Europe, elle s’est généralisée au sein des pays du groupe de Visegrad et inspire aussi bien Matteo Salvini que Marine Le Pen. Au sud, elle fait des émules dans l’Inde de Narendra Modi, le Brésil de Jair Bolsonaro, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan ou les Philippines de Rodrigo Duterte. La contagion s’étend jusqu’aux États-Unis, où Donald Trump ne reconnaît pour seule source de légitimité que l’élection présidentielle, méprise et contourne les pouvoirs du Congrès, remet en question l’indépendance de la justice ou de la Fed, soumet l’État et les médias à un biais partisan, exacerbe les divisions et les clivages de la société.
La démocratie illibérale n’est en réalité pas plus démocratique qu’elle n’est libérale. Sous couvert de rendre le pouvoir au peuple, la tentation autoritaire que porte le populisme se résume à un immense mépris envers les citoyens. Seule la démocratie libérale assure la dignité de tous les hommes. Pour autant, sa survie est aujourd’hui loin d’être assurée. Il est temps de prendre au sérieux la menace mortelle que représente pour la liberté la démocratie illibérale. Il est temps de cesser de compter sur l’échec des populismes et de leur apporter une réponse politique. Il est temps de réinventer la démocratie libérale. La Suisse ou l’Europe du Nord prouvent qu’il est possible de proposer au XXIe siècle des solutions neuves et efficaces à la montée des inégalités, au renouveau des sentiments identitaires ou à l’insécurité. En favorisant le réengagement des citoyens dans l’action publique grâce à leur consultation à travers les nouvelles technologies, le référendum ou des conventions thématiques. En faisant émerger un contrat économique et social donnant la priorité à la dignité des hommes et à l’égalité entre les territoires. En réalignant capital humain, financier, culturel et environnemental. En remettant en marche l’État de droit et en luttant contre la violence. En refusant de transiger sur les valeurs et en réaffirmant la communauté de destin des nations libres. L’Europe et la France ont un rôle majeur à jouer dans ce combat, au sein d’un monde écartelé entre le national-protectionnisme des États-Unis et le total-capitalisme chinois. Il n’est pas de meilleur antidote à leur crise existentielle que la défense de la démocratie libérale.
(Article paru dans Le Point du 06 février 2020)